Entre 1897 et 1903, la politique coloniale dite du « grand cantonnement » opérée en Nouvelle-Calédonie scella une dépossession d’ampleur : les Kanak, populations autochtones de l’île, furent contraint·es de se replier au sein de moins d’un huitième de la Grande Terre. Les terres spoliées furent alors réaffectées aux ancien·nes bagnard·es venu·es de métropole ou d’Algérie, dans le cadre d’un projet colonial visant à implanter une économie capitaliste sur la société traditionnelle. La perte fut double. Matérielle, d’abord, puisqu’elle impliqua la réduction brutale des espaces cultivables au détriment des Kanak. Symbolique et politique, ensuite, car l’imposition d’un régime foncier occidental, fondé sur la propriété privée, remplaça un régime collectif de la terre partagée au sein d’une tribu. Le droit coutumier Kanak s’opposait alors à une conception individualisée, exclusive et hiérarchisée de la propriété diffusée par l’État colonial. Cette histoire de la dépossession des Kanak est à l’origine des inégalités qui structurent encore aujourd’hui le territoire puisque ces dernier·ères représentent près de 40 % de la population, mais détiennent moins de 20 % des surfaces agricoles. Cette inégale répartition du foncier se double d’une inégalité de revenus, de patrimoine et d’accès aux ressources, dans un territoire où les Kanak connaissent un taux de pauvreté de 33 %, contre 9 % pour les autres Calédonien·nes.

Loin d’être isolé, cet exemple révèle deux tendances plus générales du rapport contemporain à la propriété.

La première est celle de l’hégémonie historique d’un modèle occidental d’une propriété conçue comme privée et exclusive, au sein duquel un individu détient l’ensemble des droits sur un bien. À la faveur de la diffusion des idées libérales, et notamment contractualistes, ce modèle s’est imposé à travers la législation foncière et civile des États occidentaux. Il a favorisé le développement du capitalisme, et plus précisément la circulation des capitaux et la construction de marchés régulés, en marginalisant, voire disqualifiant, d’autres régimes de propriété, qu’ils soient collectifs, mutualisés ou inscrits dans le registre des communs.

La seconde tendance concerne la dynamique de concentration des droits de propriété, que ce soit sur les terres, les biens immobiliers et mobiliers, les capitaux industriels, les brevets ou encore, désormais, les données numériques. Comment expliquer, par exemple, qu’en 2021, la moitié des ménages français détiennent 92 % de la masse totale du patrimoine brut ? L’entrée dans un régime d’accumulation financier à partir des années 1980 participe aussi de l’intensification de cette dynamique de concentration. Entre 1998 et 2021, « le patrimoine brut moyen des 10 % les moins bien dotés a augmenté de 54 %, alors que celui des 10 % les mieux dotés a augmenté de 94 % ». Cette concentration accrue participe à la fabrique des inégalités socio-économiques et reconfigure en profondeur les rapports de pouvoir entre propriétaires et non-propriétaires. En s’inscrivant aussi dans l’épaisseur des hiérarchies sociales, politiques et symboliques qu’elle contribue à (re)produire et à légitimer, la propriété dépasse dès lors largement les sphères juridiques et économiques.

Ce numéro se propose donc d’expliquer ce double constat – hégémonie persistante de la propriété privée exclusive et concentration croissante des droits de propriété – et d’ouvrir la réflexion à des alternatives possibles à ce modèle de propriété. Qu’elles aient été réalisées ou qu’elles soient restées à l’état de propositions, ces dernières constituent une pluralité d’« utopies réelles », esquissant d’autres formes de propriété à l’image de celle qui prévaut dans le droit coutumier Kanak. En effet, l’histoire de la dépossession des Kanak met aussi en exergue les enjeux de lutte dans la définition même des contours de la propriété. Définie comme un « droit légal qu’a une personne à disposer d’un bien qui lui revient en propre », la propriété a été érigée, dans la tradition libérale, en droit naturel, perçu comme un levier d’émancipation, et consacré par les systèmes juridiques occidentaux au tournant du xviiie siècle. Pensée comme une promesse d’autonomie et de sécurisation, la propriété privée se révèle aussi être, dans certaines configurations socio-historiques, un instrument de pouvoir vecteur d’inégalités : posséder, c’est sceller une frontière entre celles et ceux qui disposent de ressources et celles et ceux qui en sont exclu·es et, in fine, contrôler et exclure.

Repenser la propriété est d’autant plus nécessaire à l’heure où se multiplient les défis écologiques. Le développement du capitalisme, intrinsèquement lié à la concentration de diverses formes de propriété, a largement contribué aux dérèglements environnementaux contemporains. L’accaparement des terres par des firmes multinationales dans le Sud global constitue l’une des modalités de ce qu’on nomme le « capitalocène ». Les inégalités qui structurent l’accès à la propriété privée renforcent, en retour, l’inégale exposition aux risques climatiques produits par les sociétés capitalistes, à l’échelle des pays comme à celle de la planète. À titre d’exemple, les 10 % les plus pauvres de la population britannique ont huit fois plus de chance d’habiter dans une zone inondable que les 10 % les plus riches. Prenant acte de ces défis écologiques, ce numéro invite à repenser notre rapport à une propriété privée et exclusive héritée du xviiie siècle.

À partir d’une pluralité d’approches disciplinaires, cette proposition de Regards croisés sur l’économie donne des clés pour comprendre l’hégémonie et la concentration de la propriété ainsi que ses effets. Elle invite à repenser l’un des fondements les plus puissants de l’ordre social contemporain, la propriété privée, et à dessiner des alternatives, favorisant un accès plus égalitaire aux ressources, qui sont aussi autant de voies possibles vers les bifurcations socio-économique et écologique.

La première partie du numéro donne à voir la propriété privée non comme un droit naturel intemporel, mais comme le produit contingent d’une configuration socio-historique. Elle retrace le processus par lequel ce modèle s’est institutionnalisé, en supplantant les formes plurielles et fragmentées de l’Ancien Régime, au prix d’une requalification des rapports sociaux et d’un effacement des modèles de propriété concurrents. Ce basculement s’inscrit dans une double dynamique : d’une part, l’essor du capitalisme marchand et industriel qui exigeait de nouvelles sécurités juridiques pour les échanges et l’accumulation et, d’autre part, la consolidation de la modernité occidentale, soucieuse d’universaliser ses catégories et de naturaliser ses institutions. Mais loin d’être un simple reflet de ces transformations, la propriété privée exclusive en a été l’un des moteurs essentiels : en concentrant les droits et en individualisant les titres sur les biens, elle a contribué à redessiner en profondeur l’organisation économique, sociale et politique des sociétés capitalistes contemporaines.

La deuxième partie du numéro décrit et explique la concentration progressive de la propriété entre les mains d’une minorité d’acteur·rices à partir d’une pluralité de facteurs économiques, sociaux, institutionnels, ainsi que sa reproduction quasiment dynastique. Cette concentration de la propriété s’illustre par exemple dans le domaine immobilier où 24 % des ménages détiennent 68 % des logements possédés par des particuliers. Celle-ci a alors des effets inégalitaires sur les conditions d’existence des populations, comme en atteste l’accroissement de la précarité résidentielle pour une fraction de plus en plus importante des classes populaires, et instaure des rapports de domination entre celles et ceux qui possèdent et celles et ceux qui ne possèdent pas. Ces rapports de domination et, surtout, leur acceptation reposent sur ce que Pierre Bourdieu appelle une « sociodicée », c’est-à-dire un ensemble de récits légitimant le monde social tel qu’il est et donc les inégalités qui le caractérisent. Pourtant, les moments de crises – économiques, sanitaires et écologiques notamment – peuvent participer à bouleverser les représentations de l’ordre économique et faire émerger des formes de conflictualité, ouvrant alors la voie à la construction d’alternatives.

La troisième partie du numéro permet alors d’ouvrir une réflexion sur les alternatives à la propriété privée et exclusive. Elle part du concept de communs, mis en avant par la chercheuse Elinor Ostrom, qui a montré que des ressources pouvaient être gérées collectivement de façon efficace, sans passer par la logique d’une propriété individuelle. Ce concept permet de mettre en avant des pratiques beaucoup plus anciennes, comme celles de certains peuples autochtones présentes chez les Kanak ou les Navajos. Ces peuples ne conçoivent pas la terre ou les ressources comme des biens privés et exclusifs. En progressant de la théorie des communs à leur institutionnalisation, et en pensant la propriété non seulement comme la possession de biens, mais aussi comme la répartition de droits juridiques et sociaux, cette partie invite à réfléchir à partir de cas qui se présentent comme des alternatives. Les Scop, certaines associations ou encore la Sécurité sociale, saisie à l’aune de la notion de « propriété sociale », permettent d’ouvrir une réflexion sur les conditions de possibilité de formes alternatives de propriété, tout en rappelant qu’elles peuvent parfois faire l’objet de récupérations par des logiques capitalistes.