En mai 2021, le pass culture a été étendu à l’échelle nationale en vue d’aider un secteur culturel fragilisé par la crise du Covid-19. Ce dispositif propose notamment à tous les jeunes de 18 ans une somme de 300 euros, sans contrepartie, pour acheter des biens culturels référencés sur une application. Reflétant la volonté des pouvoirs publics de soutenir financièrement le secteur culturel, ce programme a fait l’objet de plusieurs débats. D’une part, l’accès, via une même interface, à du spectacle vivant, des livres, des jeux vidéo ou des cours de peinture, a fait resurgir les désaccords récurrents autour de la définition de la culture, ou du moins de la légitimité de certaines formes de cultures à bénéficier du soutien public. D’autre part, la publication des dépenses de consommation financées par le pass culture a montré qu’il avait prioritairement bénéficié non pas aux contenus numériques, pour lesquels les dépenses étaient plafonnées, mais aux livres et notamment aux mangas – au point de parler de « pass manga » dans le milieu des librairies. Ce succès est venu amplifier les ventes déjà florissantes du genre, interrogeant sur la capacité du pass à entretenir une diversité culturelle, et questionnant plus largement la forme que devrait prendre l’intervention publique .

Le cas du pass culture et toutes les possibilités de financement qu’il ouvre montre à quel point il est difficile de définir ce que recouvre le secteur culturel. En outre, il apparaît que la grande variété des modèles de financement de ce secteur (aussi bien dans son volet marchand que non marchand) et des rationalités qui les sous-tendent (volonté de démocratiser la culture, logique d’investissement à visée mercantile, mécénat pour cultiver une image, etc.) participent à construire des définitions de la culture parfois contradictoires. Plus profondément, définir ce qu’est la culture est un enjeu de lutte entre les acteurs d’un champ traversé par des inégalités, notamment d’accès aux financements. C’est pourquoi ce numéro n’adopte pas de définition arrêtée de la culture, laissant les contributrices et contributeurs libres de lui donner le sens qu’elles et ils estiment pertinent pour leur propos.

Au-delà de la crise sanitaire qui a accentué les difficultés rencontrées par de nombreux acteurs du secteur, la période actuelle se caractérise par l’expansion et la consolidation des multinationales de la production et de la diffusion de contenus culturels. La place qu’occupent aujourd’hui les plateformes numériques et la transition qu’elles ont incarnée – qui les rend incontournables autant pour la production que pour la diffusion des œuvres – renforcent les difficultés de certains acteurs là où elles en confortent d’autres. Cela pousse à revoir les modes de tarification et de financement, notamment au regard des objectifs de politique publique de préservation, de diffusion et de création culturelle.

Enfin, tant par les rapports de domination qu’elle engage que par les disparités économiques dont elle participe, la question du financement de la culture est indissociable de celle des inégalités. Il faudra alors se pencher sur la manière dont les logiques de financement confirment et renforcent la hiérarchie sociale des pratiques culturelles. Les enjeux du partage des revenus issus des entreprises culturelles entre les différentes productions, ou entre les différentes parties prenantes des processus de création et de diffusion des œuvres (créateurs de contenus, entreprises de production, éditeurs et intermédiaires, plateformes de diffusion, techniciens, etc.) devront également être interrogés.

Ce nouveau numéro de Regards croisés sur l’économie parcourt ces questionnements sur les dessous économiques du secteur culturel. Souvent qualifié de parent pauvre des politiques publiques, la multiplicité et la variété des acteurs qu’il engage ainsi que les sommes concernées appellent à lever le rideau sur ce secteur. Comprendre l’économie de la culture et son financement implique aussi de tenir compte de la complexité et de la diversité de statuts que recouvrent les biens culturels : des marchandises pas comme les autres prises dans nombre de logiques non économiques. Cette difficulté est d’ailleurs à l’origine de la reconnaissance tardive, dans le dernier quart du XXe siècle, du champ de l’économie de la culture, jusque-là limité à des contributions éparses. Ce constat appelle à croiser les regards des différentes sciences sociales sur le secteur culturel. En se focalisant majoritairement sur le cas français – bien qu’incluant ponctuellement des études de cas internationaux –, ce numéro cherche à mettre en perspective les ressorts du financement de la culture en mobilisant des chercheuses et des chercheurs en économie, sociologie, histoire, droit, géographie, et information-communication. La première partie du numéro questionne l’origine des capitaux investis dans la culture et leur rôle dans la définition de ce que sont les biens culturels. La deuxième partie cherche à rendre compte de la grande diversité des modèles économiques à l’œuvre dans le financement de la culture, en particulier depuis l’essor du numérique. La troisième et dernière partie s’attache, quant à elle, à étudier les inégalités inhérentes au secteur culturel et la manière dont les logiques de financement participent des différents rapports de force qui structurent les relations entre les acteurs.

Amin BenyoucefMaëliss GouchonArnaud Niedbalec

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Les auteurs

Première partie : Qui finance la culture ? Acteurs du financement et frontières du secteur culturel

 

1/ Panem et circenses. Les rois finançaient-ils les spectacles sous l’Ancien Régime ? Entretien avec Solveig Serre

Encadré: Dominer par la culture, par Thomas Clermont et Aurélie Lachkar

Encadré: La démocratisation culturelle en France, par Maëliss Gouchon

2/ L’intermittence du spectacle, un financement paradoxal de la culture ? par Luc Sigalo Santos

3/ Quand la philanthropie rencontre le monde culturel : enjeux et perspectives, par Anne Monier

Encadré: La loi de Baumol : le spectacle vivant est-il condamné à être malade de ses coûts ? par Audrey Glass et Lorine Labrue

4/ Quel financement pour les institutions culturelles après la pandémie ? par Jean-Michel Tobelem

5/ Jeux vidéo : d’une industrie technique à une industrie culturelle, par Pierre-Jean Benghozi et Philippe Chantepie

6/ La K-pop : des formules inédites couronnées de succès, par Jimmyn Parc et Patrick Messerlin

 

Deuxième partie : La culture à quel prix ? Modèles économiques des marchés de la culture

 

Encadré: Une exception culturelle en microéconomie ? par Pauline Amard et Olivier Pernet-Coudrier

7/ De l’art ou de la spéculation ? Ce que nous apprend le XIXe siècle sur la valeur des œuvres, par Léa Saint-Raymond

8/ Prix, tarifs et soutien à la demande : où va la politique culturelle ? par Françoise Benhamou

Encadré : Contenus culturels en ligne : culture de la gratuité et gratuité de la culture sont-elles synonymes ? par Pauline Amard

Encadré: Les NFT pour financer la culture : un jeton sur l’avenir ? par Etienne De L’Estoile et Théo Régniez

9/ Quel accès juridique aux contenus numériques ? par Mélanie Clément-Fontaine

10/ Le financement participatif numérique, une aubaine pour la culture ? par Vincent Rouze

 

Troisième partie : Où va l’argent de la culture ? Répartition et inégalités entre les acteurs du secteur culturel

 

11./ Le star-system dans les industries culturelles : comment l’expliquer ? par Yann Nicolas

12/ Comment (se) joue la recommandation dans la culture ? Observations comparées de deux pratiques culturelles, l’écoute de musique enregistrée et la sortie au musée, par Irène Bastard

13/ Les revenus des musiciens et l’économie des plateformes, par Maya Bacache-Beauvallet

14/ Comment l’action publique et l’intermédiation culturelle façonnent les hiérarchies artistiques. Le cas de la musique live, par Myrtille Picaud

15/ (Pré)financer des films et des spectacles. Stratégies et ajustements dans le travail de production, par Laure de Verdalle

16/ Gagner sa vie, vivre sa vocation : le cas des danseurs, par Pierre-Emmanuel Sorignet

17/ Financement public de la culture et inégalités femmes-hommes, Entretien avec Anne Grumet

18/ Internationalisation des plateformes et enjeux pour les industries de la culture : réflexions à partir du cas indien, Entretien avec Christine Ithurbide et Philippe Bouquillion