Lord Henry, le mauvais conseiller qui mènera Dorian Gray à sa perte, présente volontiers la ponctualité comme un vice  ; pourtant, il éprouve ici le besoin de justifier son retard auprès du jeune héros : en cause, l’ignorance du commun des mortels s’agissant de la valeur des choses, et les marchandages infinis qui s’ensuivent. Rétablir la vérité d’un prix, entendue comme sa correspondance avec une valeur supposée, apparaît donc comme une gageure. Si les prix semblent immédiatement lisibles, la valeur, elle, nous échappe.

La discipline économique, usant depuis ses débuts de cette dichotomie qu’elle a contribué à établir, peut-elle être moins équivoque ? Déjà, chez les économistes classiques, la valeur se donne comme une ambivalence : la valeur d’échange – distinguée de la valeur d’usage – ne peut être identifiée à sa manifestation concrète, le prix. En outre, Adam Smith, David Ricardo ou Karl Marx n’envisagent pas le concept de valeur indépendamment de la question de la répartition : la valeur est indissociable de la division de la société en classes (travailleurs, capitalistes et rentiers), des travailleurs assurant sa création et des rapports sociaux prévalant à sa distribution entre les classes. La complexité de cet édifice théorique, ses implications politiques et certaines difficultés auxquelles il se heurtait ont contribué à faire reculer l’emploi du mot « valeur », ou à le transformer en un synonyme de « prix ». Faut-il pour autant renoncer à ce concept, lui nier toute valeur explicative dans la compréhension des prix ? Comment comprendre que le terme reste couramment mobilisé par les acteurs économiques pour qualifier leurs pratiques ?

On envisage ici la valeur en parallèle des prix, comme deux faits sociaux procédant de logiques économiques et sociales diverses, parfois divergentes, et impliquant une multiplicité d’agents. Loin d’agir uniquement sur les prix, ces acteurs structurent la valeur, qui ne saurait préexister à l’échange marchand.

La question de l’articulation entre la fixation des prix et la conception de la valeur prend une importance nouvelle à l’heure où les crises sanitaire et énergétique nourrissent un retour de l’inflation, brouillant les ordres de prix et leur identification à des valeurs sous-jacentes. Il convient de prendre la mesure des conséquences économiques, sociales et politiques des évolutions des prix. S’intéresser à l’inflation signifie aussi analyser les inégalités qui découlent des dynamiques des prix, et envisager ces derniers comme des sources de conflits sociaux. Il devient ainsi possible d’interroger le rôle de la stabilité des prix – objectif proclamé des banques centrales – ou encore d’éclairer l’usage des prix comme outil de gouvernement des conduites.

À l’aune de cette actualité, ce nouveau numéro de Regards croisés sur l’économie sollicite différentes approches en sciences sociales afin d’expliciter ces concepts et leurs usages. Les contributions de chercheuses et chercheurs en économie, anthropologie, sociologie, histoire et comptabilité ont été ainsi réunies dans le but d’approfondir la compréhension collective des débats contemporains. La première partie organise la discussion autour des différentes conceptions du couple valeur et prix. Au travers de différentes approches méthodologiques, la deuxième partie permet de suivre les processus économiques et sociaux de valorisation des biens et de fixation des prix. Enfin, la troisième partie s’intéresse aux dynamiques de prix et à leurs conséquences économiques, sociales et politiques.

Pauline AmardFrançois-Valentin Clerc et Olivier Pernet-Coudrier

Commander sur la Place des Libraires

Les auteurs

Première partie : Valeur et prix : un couple à repenser

1/ L’« encastrement institutionnel » des prix et de l’évaluation dans l’Europe moderne par Michela Barbot

Encadré : Que vaut le paradoxe de l’eau et du diamant ? par Audrey Glass et Arnaud Niedbalec

2/ L’abandon progressif de l’idée de valeur par la théorie néoclassique par Bernard Guerrien

3/ Valeur, prix, monnaie : le triangle des Bermudes des économistes ? par Jean Cartelier

4/ La valeur travail à l’intersection de l’économie politique et de la théorie de l’histoire de Marx par Gérard Duménil et Dominique Lévy

5/ La valeur des choses de prix. Comment justifier et critiquer un prix par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

6/ Comptabilité & Théorie de valeur. Pour une autre vision de l’écologisation de l’économie par Alexandre Rambaud

Encadré : Des prix sans marché. Valoriser les biens et services non marchands par Louis Daumas et Maëliss Gouchon 

Partie 2 : Entre création de la valeur et fixation des prix 

7/ Prix, valeur et concurrence entre firmes par Etienne Pfister

8/ Du prix des importations à l’inflation domestique par Julien Martin et Isabelle Méjan

9/ Le rôle des prix dans la valuation des biens et la consommation, Entretien avec Sophie Dubuisson-Quellier

Encadré : La demande au-delà du prix par Anne-Gaëlle Guérin et Marion Tosolini

10/ Le déchet peut-il être considéré comme une marchandise ayant une valeur et un prix positifs ? par Sylvie Lupton

11/ L’encastrement politique des prix par Marie Piganiol

12/ Ce que valent les actifs. Pour une sociologie politique des pratiques d’évaluation financière par Marlène Benquet

13/ Formation des prix et formulation de la valeur par Liliana Doganova

14/ Anthropologie critique de la valeur, Entretien avec Fabian Muniesa

Partie 3 : La dynamique des prix : source de conflits, enjeu de stabilité

15/ La mesure de l’inflation au défi de la redistribution et de la valeur par Florence Jany-Catrice

16/ L’inflation comme phénomène réel et monétaire par Cédric Durand

17/ Inflation et inégalités par Aurélien Leroy et Mehdi El Herradi

Encadré : Hyperinflation, déflation et stagflation par Alex Amiotte Suchet et Théo Réginez

18/ L’hyperinflation ou le rejet de la monnaie domestique par Jonathan Marie

19/ Les Banques Centrales face à la stabilité des prix, Entretien avec Eric Monnet

20/ Vivre avec l’inflation : anthropologie de l’instabilité monétaire, Entretien avec Frederico Neiburg

21/ Administrer le juste prix des médicaments : entre gouvernement des valeurs et gouvernement des conduites par Etienne Nouguez