La mobilisation contre la hausse du prix des carburants va-t-elle faire tache d’huile ? Quelle est l’essence de ce mouvement ? Regards croisés sur l’économie vous propose quelques éléments de réponse par l’histoire et la sociologie.

Bonnets rouges, gilets jaunes : bonnet blanc, blanc bonnet ?

La collecte de l’impôt et les révoltes contre ce dernier trouvent leur origine dans l’Ancien Régime. Les jacqueries paysannes, que n’hésitent pas à évoquer les journalistes à propos du mouvement du 17 Novembre[1], étaient déjà nombreuses. Et violentes. La révolte fiscale est en effet un élément important de l’histoire paysanne comme en témoigne l’importance de la mobilisation des vignerons du Midi contre l’impôt en 1907. De même, dans l’entre-deux-guerres, ce ne sont pas les gilets jaunes, mais les “chemises vertes” qui s’opposent à l’État (Delalande, 2011). Dans le contexte des années trente, les « chemises vertes » construisent leur mouvement contestataire  sur fond d’idéologie fasciste et se réclament de Mussolini et Hitler.

 Artisans et indépendants, eux aussi, ont une tradition d’opposition à l’impôt. Leur principal ennemi est l’impôt sur le revenu dans l’après-guerre. Pierre Poujade, créateur de l’Union de Défense des Commerçants et Artisans (UDAC), est resté comme la figure de l’opposition des petits indépendants à la fiscalité dans les années 1950 (Hoffman, 1956). Au contraire, les élites se mobilisent de manière discrète et par une négociation directe sans recourir aux manifestations publiques (Bernard, 2017).

Depuis la Révolution, sous l’effet de la centralisation de l’État les modes de contestations évoluent : les jacqueries locales sont remplacées par des mouvements plus structurés et nationaux (Tilly, 1986). En France, la résistance à l’impôt est souvent catégorielle et c’est surtout le fait des indépendants (Spire, 2018). Le mouvement des “bonnets rouges” qui avait fait reculer le gouvernement sur l’écotaxe s’est placé en rupture de cette tendance. En effet, il n’était pas structuré, mélangeait toutes sortes de catégories professionnelles (des ouvriers aux patrons) et se concentrait sur un territoire traditionnellement opposé à l’État central : la Bretagne (Spire, 2018). En 2013, la question d’une taxe pesant sur les transporteurs routiers était déjà un problème et ce secteur était un véritable poids lourd de la mobilisation.

Qui sont les gilets jaunes ?

C’est par une simple pétition demandant la baisse du prix du carburant à la pompe qu’a démarré ce mouvement, rapidement devenu viral sur les réseaux sociaux et dans les médias. Il est difficile, sans recul, de faire la part des choses entre le poids du mouvement spontané (bien réel), la part de récupération politique et le rôle des entreprises affectées par les variations du prix du carburant (tels que les transporteurs).

Si ce mouvement est régulièrement présenté comme un mouvement de classes moyennes, il faut rappeler que, depuis l’émergence de cette notion, la classe moyenne recouvre une variété de situations qui rend difficile l’emploi même du terme de classe (Bosc, 2008). Le rapport des classes moyennes à l’impôt dépend en fait de situations particulières et notamment du statut d’emploi des individus : public, privé, indépendants. On retrouve ainsi sans surprise des infirmièr·e·s libéraux, chauffeur·e·s de taxis et autres professions indépendantes dans cette mobilisation. Il y a fort à parier que la mobilisation des gilets jaunes dépasse les clivages de classes pour se concentrer davantage sur la nécessité, ou non, d’utiliser sa voiture au quotidien sur des distances conséquentes. On peut donc supposer que les gilets jaunes sont au moins autant structurés par l’appartenance au monde rural et péri-urbain qu’à une catégorie socio-professionnelle. On y compte sans doute les ouvriers de GM&S que M. Macron exhortait à faire 150 kilomètres de plus pour trouver un emploi en  2017[2].

Fiscalité et écologie : injustice fiscale, injustice sociale ?

Il ressort du traitement médiatique de ce mécontentement à l’égard du gouvernement que les Français des classes populaires et moyennes réclament davantage de pouvoir d’achat. Il peut sembler paradoxal d’entendre un discours exigeant en même temps plus de pouvoir d’achat et moins d’impôts et de taxes quand on sait qu’en moyenne 40% du revenu disponible des classes populaires provient des prestations sociales non contributives (allocations familiales, aides au logement et minima sociaux) (Spire, 2018). Pourtant, c’est bien dans le budget des classes populaires que pèse le plus les prélèvements tels que la CSG, la TVA, les taxes énergétiques et sur le tabac ou l’alcool.

On comprend alors mieux pourquoi la pilule passe difficilement lorsque ces taxes et impôts augmentent tandis qu’en même temps l’ISF est refondu, l’exit tax supprimée, les aides au logement diminuées, la suppression de la taxe d’habitation repoussée… Les classes moyennes ont l’impression d’être laissées sur le bas-côté. A l’inverse, comme en témoigne notre précédent billet sur les réformes fiscales et le budget 2019, les 0,01%  les plus riches profiteront amplement de ces réformes. Pas étonnant que l’impôt soit de plus en plus considéré comme symbole d’injustice plutôt que de redistribution (Spire, 2018).

S’il est tentant de décrédibiliser d’emblée tout mouvement opposé à la taxation des carburants par l’urgence écologique, cette tentative ne résiste pas à l’analyse. On pourrait être tenté de se dire que le gouvernement a pris conscience de ces questions et qu’il finira par aligner la taxation des différents modes de transport, voire qu’il encouragera les plus écologiques. Raté. La réforme de la SNCF entraîne une fermeture des petites lignes qui contraint les ruraux à utiliser d’autant plus leur voiture. Plus encore, tandis que les classes populaires sont les premières impactées (en proportion) par la fiscalité énergétique, les modes de transports les plus polluants que sontl’avion et le bateau ne sont pas soumis à la TICPE (Taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques). Mieux : les vols internationaux sont exonérés de TVA. Encore raté. Il n’émerge pas de l’analyse une quelconque volonté forte du gouvernement à agir en faveur de l’environnement par la fiscalité. Peut-être peut-on conseiller aux décideurs politique la relecture de nos articles sur  l’efficacité de la taxation pour protéger l’environnement et sur comment financer la transition écologique.  Reste à voir si ce mouvement aura autant de retentissement dans la rue que sur les réseaux sociaux.

Références

Bernard K. (2017), Travailler (avec) l’Etat : le rôle des organisations patronale dans l’élaboration de la politique fiscale en France. Mémoire de master 1, EHESS-ENS.

Bosc S. (2008), Sociologie des classes moyennes. Paris, La Découverte.

Delalande N. (2011), Les batailles de l’impôtConsentement et résistances de 1789 à nos jours. Paris, Seuil.

Hoffman S. et al. (1956), Le mouvement Poujade. Paris, Armand Colin.

Péron M. (2018), “Réformes Fiscales et Budget 2019 : Les pauvres y perdent, les riches y gagnent “, Blog Alternatives Economiques de la revue Regards croisés sur l’économie [https://blogs.alternatives-economiques.fr/rcerevue/2018/10/15/reformes-fiscales-et-budget-2019-les-pauvres-y-perdent-les-riches-y-gagnent]

Spire A. (2018), Résistances à l’impôt, attachement à l’EtatEnquête sur les contribuables français. Paris, Seuil.

Tilly C. (1986), La France conteste. Paris, Fayard.

[1]http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2018/11/09/31001-20181109ARTFIG00317-les-gilets-jaunes-une-jacquerie-numerique.php

[2]https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/gms-reunion-elysee-nous-avons-teste-trajet-souterraine-ussel-1349073.html