1769. Un brevet est accordé à James Watt pour sa « méthode de réduction de la consommation de vapeur et de combustibles ». Depuis, son nom est attaché à l’industrialisation du xviii e siècle. Le système contemporain de brevets remonte aux privilèges d’invention qui couraient dans la Venise du xv e siècle ; rente accordée un certain temps à l’innovateur pour le protéger de la concurrence de ses pairs et apprentis, il limite ainsi la diffusion d’une innovation pendant une durée déterminée. Il représente également une reconnaissance de la légitimité et de la validité de la connaissance produite.

Les débats contemporains sur l’importance à accorder aux droits de propriété intellectuelle continuent de mentionner l’exemple du brevet accordé à James Watt, soulignant comment il aurait retardé de plusieurs décennies la diffusion d’une machine à vapeur efficace et, ainsi, la révolution industrielle. Par ailleurs, James Watt n’est pas le seul à faire des recherches sur les machines à vapeur : il s’appuie sur les travaux de ses collègues, mais seul lui donne son nom à l’invention. Cet exemple met en exergue toute la tension qui se retrouve dans le concept d’innovation : économiquement, le brevet est déposé pour protéger l’inventeur et inciter à l’innovation, source de croissance. Cependant, l’innovation est un processus fondamentalement social : l’innovateur s’appuie sur le travail de ceux qui l’entourent et qui l’ont précédé.

Ce numéro de Regards croisés sur l’économie part à la recherche de l’innovation en mobilisant les études que les sciences sociales ont consacrées à cette notion. Elles permettent notamment de comprendre comment l’accumulation, liée au processus d’innovation, est permise par sa diffusion, mais également par sa légitimation au sein de la société. Ainsi avons-nous choisi d’étudier l’innovation au prisme de trois concepts majeurs qui guident ce numéro : accumulation, diffusion et légitimation.

Accumuler

L’économie de l’innovation n’a eu de cesse d’insister sur la place particulière des économies qui, ayant atteint le niveau le plus avancé de progrès technique, n’ont d’autre choix que d’innover pour continuer à accumuler du capital. La première partie du numéro vise à comprendre les mécanismes et les facteurs qui contribuent à l’innovation et enclenchent le processus d’accumulation. Des acteurs à la fois privés et publics entrent en jeu et agissent, dans une perspective locale ou plus large, pour alimenter la dynamique d’accumulation du capital.

Cette accumulation dans les économies capitalistes est, pour reprendre un terme marxiste, « sans fin », c’est-à-dire qu’elle doit indéfiniment continuer, et qu’elle n’a pas d’autre but qu’elle-même. Deux questions émergent alors : par quels mécanismes l’innovation participe-t-elle à ce processus d’accumulation et quelle fin lui donner ? En d’autres termes, comment se diffuse-t-elle, et comment est-elle légitimée ? Nous verrons notamment que la diffusion fait intervenir une pluralité d’acteurs, appartenant à des groupes sociaux hiérarchisés.

Diffuser

La diffusion est une autre condition nécessaire à l’innovation et fait intervenir de multiples acteurs. Traditionnellement, la discipline économique insiste, en amont, sur les mécanismes de diffusion des connaissances qui engendrent l’innovation, et, en aval, sur sa propagation dans l’économie. La deuxième partie du numéro insiste sur le caractère stratifié de la diffusion de l’innovation dans l’espace social. D’abord, celle-ci n’affecte pas tous les acteurs de la même manière et peut ainsi produire des inégalités. Deuxièmement, elle n’émerge que lorsque l’environnement social dans lequel elle prend place est favorable à son adoption. Une innovation est susceptible d’être rejetée ou appropriée différemment selon les espaces sociaux qu’elle traverse. C’est pourquoi l’idée de légitimité octroyée ou non aux innovations semble indissociable de l’étude de leur diffusion.

Légitimer

Pour que la diffusion de l’innovation soit large, elle nécessite d’être légitimée. Phénomène socialement hiérarchisé, l’innovation a besoin de discours qui la soutiennent et la font apparaître comme utile et nécessaire. Faisant de nécessité vertu, les économies de l’innovation produisent ainsi des discours cherchant à rendre acceptable voire souhaitable la diffusion de nouveaux procédés organisationnels, techniques et sociaux. En étudiant les mythes autour de l’innovation, la troisième partie adopte une perspective constructiviste sur le concept d’innovation tel qu’il est mobilisé dans les sociétés capitalistes actuelles.

Ce nouveau numéro de Regards croisés sur l’économie recueille des contributions de chercheuses et de chercheurs en économie, sociologie, histoire, philosophie et droit pour éclairer la recherche de l’innovation dans nos sociétés contemporaines. La première partie interroge le processus d’accumulation enclenché par toute innovation. La deuxième partie explore les mécanismes sociaux de diffusion de ce processus d’innovation, cristallisant des inégalités. Enfin, la troisième partie se concentre sur les représentations et les pratiques à travers lesquelles les individus, régulateurs et institutions tentent de légitimer l’innovation.

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Les auteurs

Première partie : La diffusion des innovations : dynamiques et accumulation(s)

1/ Innovation, entrepreneur et crédit : la dynamique capitaliste chez Schumpeter par Tristan Velardo

Encadré : Comment les entreprises décident-elles d’innover ? L’équilibre entre concurrence et protection de l’innovation par Marin Lagarde et Noémie Malléjac

Encadré : Innovations et croissance endogène : modéliser le progrès technique par Mathis Malka et Théo Régniez

2/ Le rôle de l’État dans l’innovation privée par Antonin Bergeaud

3/ Financement de l’innovation et politiques publiques par Nadine Levratto

4/ Financer l’innovation : conditionner le risque à la rente, entretien avec Théo Bourgeron

5/ De la pertinence du « Système National d’Innovation » dans les recherches en économie de l’innovation par Vanessa Casadella et Sofiane Tahi

Encadré : Géographie de l’innovation : de la théorie à la pratique par Alex Amiotte Suchet et Maud Yaïche

Deuxième partie : L’innovation, une accumulation socialement structurée

Encadré : Innovations et inégalités : à qui profite le progrès technique ? par Olivier Pernet-Coudrier et Luca Cocco

6/ Se soulever contre l’innovation ? Vienne, 1819 par François Jarrige

7/ Les ouvrier·ères du flux tendu : changements technologiques et néo-taylorisme dans les entrepôts par Lucas Tranchant

8/ Des innovations financières aux conséquences néfastes ?Entretien avec Jérôme Héricourt et Samuel Ligonnière

9/ Le startuppeur démystifié. Les conditions sociales et institutionnelles de la réussite entrepreneuriale par Marion Flécher

Encadré : La marginalisation des chercheuses dans le milieu universitaire par Thomas Clermont et Hector Girard

10/Le laboratoire de l’État financier. Innovations en matière de dette publique et démocratie par Benjamin Lemoine

11/ Droit de la propriété intellectuelle et innovation industrielle : la nouvelle équation de l’économie de la donnée par Agnès Robin

12/ Qu’est-ce que la monopolisation intellectuelle et pourquoi devrions-nous nous en préoccuper ? par Cecilia Rikap

Troisième partie : L’innovation est-elle toujours celle que l’on croit ?

13/ L’innovation et ses mythes par Pierre-Benoît Joly

14/ Repenser l’innovation au prisme des opérations de maintenance, entretien avec Jérôme Denis et David Pontille

15/ « L’innovation nous empêche d’avoir une conversation d’adultes sur le changement climatique », entretien avec Jean-Baptiste Fressoz

16/ Au-delà du techno-solutionnisme : quelle place donner à l’innovation dans la lutte contre le changement climatique ? entretien avec Christian Gollier et Paul Malliet

17/ L’éco-organisme, ou l’innovation organisationnelle face au défi des déchets par Rami Benabdelkrim

18/ Planifier ou innover : les termes d’une alternative pour les économies de type soviétique par Julien Vercueil

19/ Une philosophie éthique et politique de l’innovation, entretien avec Thierry Ménissier