Mars 2020 : Mélanie, une infirmière immortalisée sur un mur de briques londonien. La fresque, en couverture de ce numéro, se dresse en célébration aux travailleurs de « première ligne ». Un hommage parmi tant d’autres lors des premiers mois de la crise sanitaire : à la une des journaux, sur toutes les bouches et toutes les mains, à 20 h sur les balcons de la planète jusqu’aux spots publicitaires, « merci ».
Le terme, du latin merces, qui exprime aujourd’hui la gratitude, a connu par le passé d’autres significations, en particulier celle de récompense monétaire et de salaire. Aussi, ces hommages ont pu cristalliser les tensions entre ces deux acceptions ; car s’ils soulignent toute la reconnais-
sance du monde vis-à-vis de leur dévouement, ils ne suffisent pas à rétribuer un travail essentiel au fonctionnement d’un pays. “Claps don’t pay the bills” (« les applaudissements ne paient pas les factures ») pouvait-on lire plus tard sur les pancartes des manifestants, hors de l’hôpital. Elles témoignent des natures multiples et parfois concurrentes des rémunérations, monétaires et symboliques, du travail.
Ces frictions posent en creux deux questions, en partie mêlées, relatives à la juste rémunération. La première concerne la justesse de la rémunération, et invite à réfléchir à ce qu’elle paie et vient récompenser : le produit du travail, sa valeur sociale et son utilité pour la société ; l’acte du travail, par l’effort ou l’investissement fournis ; ou bien le travailleur lui-même, à travers son parcours, ses qualifications et ses diplômes. La deuxième question, celle de la justice, déplace le regard vers les écarts de rémunérations entre travailleurs ainsi que sur les instruments nécessaires et souhaitables pour les réduire. En 2018, le salaire des 10 % des Français les mieux payés était trois fois supérieur à celui des 10 % les moins rémunérés, écart qui reflète mal à lui seul la croissance récente des inégalités de revenu, due à la forte concentration
du patrimoine.
La non-rémunération elle-même peut poser question, quand elle invisibilise le travail réalisé. Tandis que les soignants étaient applaudis, des « petites mains » de couturières confinées confectionnaient bénévolement les masques qui manquaient à tout un pays. Par contraste avec l’apparition parallèle d’un secteur marchand réalisant le même travail, leurs revendications à être payées n’ont pas pu aboutir, conduisant à un autre type de sentiment d’injustice (Le Monde).
C’est que la rémunération monétaire revêt en elle-même une dimension symbolique : elle signale l’activité comme travail à part entière, lui donne ses frontières et une signification particulière. Ainsi, elle porte en elle des enjeux moraux autour de ce qui doit être gratuit et réalisé en dehors de toute sphère marchande.
Le prisme des rémunérations permet enfin de saisir le travail, dans ses formes, dans son rôle et dans sa place au sein d’une société aujourd’hui majoritairement salariale. En effet, les diverses formes des contreparties au travail en affectent le sens et les pratiques : par contraste avec le paiement à la pièce, l’institution du salariat distend le lien direct entre le travail et sa rémunération, en assurant une continuité des revenus
partiellement déconnectée des tâches accomplies. Si la crise sanitaire a renouvelé les débats sur la hiérarchie des salaires et l’utilité des métiers, ce numéro s’inscrit dans un contexte plus large de renouvellement des mondes du travail : croissance historique des indépendants, robotisation, apparition de supports technologiques et juridiques qui en redessinent les contours.
C’est à ces enjeux, au carrefour des savoirs en sciences sociales, que s’intéresse ce numéro de la revue Regards croisés sur l’économie. Il confronte les contributions de chercheurs et chercheuses de disciplines différentes : économie, sociologie, histoire, science politique, philosophie et droit. La première partie appréhende les rémunérations comme une caractéristique essentielle du travail, historiquement ancrée dans le salariat qui connaît des renouvellements. La deuxième revient sur les principes de justification concurrents des rémunérations et des injustices, nécessitant l’intervention de la puissance publique. La dernière partie questionne finalement les rémunérations comme frontière du travail et invite à réfléchir sur les tensions et limites inhérentes à cette relation.
Etienne de l’Estoile, Julie Oudot.
Les auteurs
Première partie : Ce que les rémunérations font au travail
Planche : La fable du mineur et du soldat, Gabriel Mareschal de Charentenay
1/ Rémunérer le travail au Moyen Âge, François Rivière
Encadré: Salaire net, salaire brut, coût du travail… de quoi parle-t-on ?, Cécile Bonneau
4/ « Faire » son salaire : rémunérations variables et remontée de l’incertitude, Sophie Bernard
Deuxième partie : Les rémunérations sont-elles à la hauteur ?
6/ Productivité marginale du travail : entre théories, outils et idéologies, Philippe Askenazy
7/ Ampleur et évolution de la prime salariale financière, Olivier Godechot
8/ Capital humain, productivité et rémunération des enseignants, Entretien avec Asma Benhenda
Encadré : Salaires et exploitation chez Marx, Hugo Subtil
9/ Ce que mon salaire doit payer, Christian Baudelot
10/ Le salaire minimum en perspective historique, Entretien avec Jérôme Gautié
12/ Migration et justice globale, Entretien avec Hillel Rapoport et Marc Fleurbaey
Troisième partie : Les rémunérations par-delà le travail
14/ Le workfare ou la mise au travail gratuit des allocataires de l’aide sociale, Maud Simonet
15/ Que fait la rémunération aux loisirs ? Le cas du blogging culinaire, Sidonie Naulin
16/ Pourquoi Cristiano Ronaldo est-il aussi rémunéré ?, Pierre Rondeau
17/ Rémunérer le travail des fonctionnaires, Luc Rouban
18/ : Les robots sont-ils les ennemis de nos salaires ? Grégory Verdugo
Planche : Bullshit Jobs : l’histoire d’Éric, Gabriel Mareschal de Charentenay