Pas de « grand soir » fiscal à l’horizon… Quand il ne se réduit pas à l’analyse du patrimoine des candidats à l’élection présidentielle, le débat fiscal se cantonne trop souvent à la question : « faut-il baisser ou non les impôts ? ». Mais prise à un tel niveau de généralité, cette question n’a pas grand sens. Les partisans des baisses d’impôt à tout prix brancardent le taux de prélèvements obligatoires français, jugé « trop élevé » : 44 % du PIB, une « pression » fiscale supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE, déjà le « socialisme » ! A qui doivent profiter les baisses d’impôts ? Quelles conséquences ont-elles sur l’économie et sur les finances publiques ? Voilà les questions qu’il faut garder à l’esprit !
Des pistes distinctes de réforme apparaissent dans les programmes politiques : pour certains, il faut baisser les prélèvements obligatoires en diminuant les droits de succession, en modifiant l’ISF, en abaissant l’impôt sur les sociétés et en renforçant le bouclier fiscal récemment mis en place ; pour d’autres au contraire, il faut supprimer ce dernier, moduler le taux de l’impôt sur les sociétés selon des objectifs d’emploi et d’investissement, fusionner l’impôt sur le revenu avec la CSG, créer une TVA écologique et une contribution citoyenne pour tout Français installé à l’étranger ne payant pas d’impôt en France.
Trop souvent présenté comme purement technique, le débat sur la fiscalité s’est restreint à des cercles d’experts, masquant ainsi les enjeux politiques et sociaux que soulèvent les choix fiscaux. Parce qu’elle touche à l’efficacité économique, à la redistribution et au rôle de l’Etat dans l’économie et la société, la question fiscale doit être débattue démocratiquement.
Mettre en lumière les fondements philosophiques du système fiscal, son histoire, ainsi que son architecture et ses spécificités actuelles ; examiner les objectifs de la fiscalité française, ses succès, ses échecs et ses voies de réforme ; se poser enfin la question des niveaux institutionnels pertinents (régions, Etat-nation, Europe) pour définir les règles fiscales : tels sont les buts de ce premier numéro de Regards Croisés sur l’Economie. La question des objectifs du système fiscal est essentielle : il ne peut y avoir de consentement citoyen à l’impôt sans un accord de la société sur les objectifs qu’elle attribue au système fiscal. Mais ce consentement à l’impôt, fondé sur la légitimité qu’on lui reconnaît et inscrit dans l’article 14 de la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen » de 1789, bute sur la nature même de l’impôt. L’impôt est un prélèvement obligatoire, mais contrairement aux cotisations sociales, il n’est pas affecté à une dépense précise, ce qui pose un problème de confiance et de lisibilité, puisque le prélèvement est séparé de la dépense publique qu’il finance pourtant.
Les objectifs assignés à notre système fiscal sont divers voire contradictoires : lever efficacement des recettes pour financer les biens et services publics sans entraver l’emploi, corriger les marchés en orientant les comportements de production, de consommation, d’épargne et d’investissement, et enfin assurer une redistribution des richesses pour plus de justice sociale.
La complexité de notre système fiscal, source potentielle d’inefficacités, crée une atmosphère de défiance : la remise en cause du rôle redistributif du système fiscal se nourrit du délitement du lien social et réciproquement. Savoir « qui paie quoi ? » relève presque de la gageure, tant sont nombreuses les règles dérogatoires, niches fiscales ou autres abattements, qui rendent le système illisible. Le soupçon de toujours payer pour les autres se généralise. Mais en réalité, le système fiscal redistribue très peu entre les ménages, puisque les impôts sont majoritairement proportionnels ; seuls l’IR, l’ISF et les droits de succession sont progressifs, mais ils ne représentent qu’une petite partie des impôts. Difficile d’imaginer à l’heure actuelle un changement de direction. Le Robin des Bois de notre couverture tourne le dos à sa cible : la redistribution n’apparaît plus comme un objectif principal des nouveaux projets de réformes.
Les objectifs de redistribution et de financement des biens et services publics sont d’autant plus difficiles à atteindre que l’activité et l’emploi sont sensibles au montant et à la structure des prélèvements obligatoires. Ceci explique la tendance à la baisse de l’impôt sur les bénéfices, ainsi que les propositions, déjà en partie mises en œuvre, d’un transfert des cotisations sociales vers l’impôt afin d’abaisser le coût de travail. De plus, le contexte décisionnel évolue : la concurrence fiscale entre les pays s’accroît, faisant apparaître ainsi le spectre d’une fuite massive des capitaux et d’un exode des plus riches vers des contrées fiscalement plus séduisantes. Les assiettes les plus mobiles comme le capital et les travailleurs très qualifiés tirent parti de l’ouverture des frontières.
Dans ce contexte, l’élargissement des assiettes, la baisse des taux et la remise en cause du principe de progressivité apparaissent comme les éléments principaux du nouveau paradigme des réformes fiscales.
Si les réformes fiscales d’une collectivité ont des conséquences directes sur l’économie et les recettes fiscales d’une autre collectivité, faut-il que celles-ci s’associent dans la définition de règles fiscales communes ? La question des échelles institutionnelles de la fiscalité est posée. Des groupements de communes à l’Union européenne, de nouveaux acteurs apparaissent : l’Etat central a perdu son monopole en matière de définition des règles fiscales. Au niveau infranational, les collectivités territoriales ont gagné en autonomie grâce au processus de décentralisation : près de 13 % des impôts sont des impôts locaux. L’égalité de tous les citoyens devant l’impôt est-elle remise en cause par ces transferts de compétences aux collectivités territoriales ? Au niveau supranational, l’Union européenne intervient dans l’organisation de la fiscalité de ses Etats membres : pourra-t-elle relever le défi de l’harmonisation des systèmes fiscaux nationaux, sans céder à l’idéologie du « moins disant fiscal » ?
Les auteurs
« Relégitimer l’impôt ! » – Pierre Rosanvallon
Le consentement à l’impôt, fragile mais indispensable aporie – André Barilari
Une brève histoire de l’impôt – Jean-Edouard Colliard
Qu’est-ce qu’un impôt juste ? – Serge-Christophe Kolm
L’allocation universelle et la « liberté réelle » de Van Parijs –Claude Gamel
Question fiscale et révolution : l’exemple américain – Christian Monjou
La fiscalité française, un chef d’œuvre en péril ? – Henri Sterdyniak
Découvrir la sociologie fiscale – Marc Leroy
Pourquoi les pauvres n’exproprient-ils pas les riches en démocratie ? – Claire Montialoux, Jean-Edouard Colliard
« Boîte noire, panier percé ? » : comment fonctionne vraiment la grande machine à redistribuer ? – Camille Landais
Pourquoi et comment imposer l’entreprise ? – Jacques Le Cacheux
A qui profiterait une baisse de la TVA dans la restauration ? – Clément Carbonnier
Fiscalité des bas salaires : la révolution silencieuse – Yannick L’Horty
Quel avenir pour le financement de la protection sociale ? – Gabriel Zucman, Marion Navarro
Faut-il fusionner la CSG et l’impôt sur le revenu ? – Gilbert Cette
Du salaire différé aux charges sociales : les avatars du financement de la protection sociale – Bruno Palier
Imposition optimale sur le revenu et théorie des incitations : un chassé-croisé – Alain Trannoy, Laurent Simula
La taxation du patrimoine en France – Antoine Bozio
La concurrence fiscale entre collectivités territoriales – Thierry Madiès
Fiscalité des entreprises en Europe : concurrence ou harmonisation ? – Agnès Bénassy-Quéré
La politique fiscale européenne – Michel Aujean
Les taxes globales : un instrument nécessaire face à la mondialisation – Dominique Plihon