Travail non déclaré, trafics clandestins, crime organisé… Quoi de commun dans cet éventail à la Prévert, si ce n’est que ces activités font fréquemment irruption sur le devant de la scène médiatique et qu’elles sont à l’origine d’une symbolique foisonnante dans nos imaginaires collectifs ? Le pirate, le hacker, le gangster, le proxénète, le membre de la mafia sont autant de figures populaires qui se déclinent dans toutes les formes de récit, de la littérature au cinéma en passant par les journaux. Mais ces figures diverses et singulières ne sont en fait que les représentations populaires et souvent surfaites d’une nébuleuse floue et tentaculaire qui s’épanouit à l’abri de toute régulation étatique, à la fois en dehors, en face, à côté et jusque dans ses propres failles.

Cette nébuleuse est le support d’une multitude d’activités économiques, visant à créer et à échanger des richesses pour répondre à des besoins humains spécifiques, mais qui se distinguent des activités économiques conventionnelles par le triple défi qu’elles posent aux pouvoirs publics sous toutes leurs formes et à toutes les échelles. Premièrement, elles s’épanouissent dans l’ombre et profitent du mystère qui les entoure pour se développer, si bien que leur poids économique – parfois très important, notamment dans certaines sociétés en développement, ceux où l’État est faible, ou encore en période de crise économique – est impossible à évaluer. Deuxièmement, elles reposent sur des modes de régulations parallèles qui échappent à tout contrôle sanitaire ou social et sont souvent le théâtre d’atteintes aux normes juridiques ou éthiques les plus fondamentales, aux conditions de vie, voire à la dignité humaine. Enfin, le déroulement de ces activités souterraines d’échanges et de production a des répercussions directes sur les activités économiques et sociales ordinaires – en termes de santé, d’environnement, de sécurité des biens et des personnes ou d’inégalités économiques et sociales… – dont les effets, souvent coûteux, doivent être pris en charge par une autorité publique, bien en aval.

Ce sont d’ailleurs leurs externalités économiques et sociales, souvent jugées trop délétères et trop complexes à réguler, qui expliquent l’illégalité de la plupart des activités de l’économie souterraine et, de facto, leur caractère secret et leur absence de régulation reconnue. En particulier, les activités domestiques, bien qu’échappant à toute évaluation systématique de l’administration, sont loin d’apparaître comme une remise en cause du pouvoir régulateur des États et sont, à ce titre, exclues du champ déjà vaste et complexe des économies souterraines.

Toutefois, il serait naïf de réduire le rapport entre ces États et les économies souterraines à une simple logique d’opposition manichéenne où la victoire de l’un aboutit à la défaite de l’autre… jusqu’à ce qu’un autre opposant prenne la relève. Bien souvent, c’est dans le consentement plus ou moins tacite des pouvoirs publics, voire avec leur appui, que s’épanouissent ces activités clandestines. Les affaires de corruption sont certes le symptôme épisodique d’une proximité ambiguë, voire d’une convergence d’intérêts, entre fonctionnaires et acteurs des économies souterraines, en dépit du fait que ces pratiques soient fréquemment condamnées par les pouvoirs publics eux-mêmes. Cet exemple a néanmoins le mérite de montrer que les économies souterraines peuvent tirer leurs ressources des institutions les plus légitimes, installer leurs rouages au cœur même des activités économiques conventionnelles, pourvu qu’elles fournissent les incitations adéquates.

Mais, bien au-delà, en tant que premier producteur de normes juridiques et sociales, l’État est le lieu même où sont fixées les frontières qui séparent le légal de l’illégal, le délictueux du criminel et qui, in fine, contribuent à structurer le champ des économies souterraines dans toute sa diversité. Les actions des pouvoirs publics en matière d’évaluation des économies souterraines ou de lutte contre ces activités reposent sur la définition juridique qu’ils en donnent et, ce faisant, sont autant de ressorts pratiques qui contribuent à renforcer ces frontières. La plasticité de ces limites conventionnelles, selon l’époque ou le pays considéré, illustre bien le rôle fondamental que jouent en creux les États dans l’institutionnalisation des marchés de l’ombre. Les récents débats de légalisation de circuits de production et d’échange de cannabis en Amérique latine ou en Nouvelle-Zélande, à chaque fois dans un cadre juridique spécifique rigoureusement défini, illustrent bien la variabilité de ces frontières.

Mais la comparaison entre les différentes activités qui constituent le champ des économies souterraines ne s’arrête pas à la frontière commune et mouvante qu’elles entretiennent avec les activités traditionnelles. Tout d’abord, ces activités sont fortement interconnectées parce qu’elles fonctionnent souvent en réseaux. Trafics illégaux, blanchiment d’argent, filières migratoires clandestines vont généralement de concert et s’articulent en une chaîne de valeurs complexe et dynamique qui contribue en permanence à redéfinir la place des territoires dans la mondialisation. Cette flexibilité repose en outre sur une capacité d’innovation organisationnelle en continu, qui permet d’adapter rapidement et de façon pragmatique les techniques de production et d’échanges aux contraintes qui s’imposent à ces activités et qui tiennent avant tout à leur caractère secret. Cette inventivité technique repose essentiellement sur la réappropriation et la combinaison de procédures existantes dans la sphère légale et pouvant aboutir à des modes d’organisation souvent impossibles à distinguer des agents économiques traditionnels. Les économies souterraines peuvent ainsi s’insérer dans les flux commerciaux internationaux, jouer sur les failles des réglementations administratives et, ce faisant, interagir directement avec l’économie dans son ensemble. C’est ainsi que les économies souterraines prospèrent dans une remise en cause permanente des limites qui les séparent et les relient tout à la fois aux marchés traditionnels.

En retour, la croissance ou les fluctuations économiques globales ou, plus largement, les dynamiques profondes des sociétés contemporaines sont autant de déterminants qui permettent de comprendre le développement, la structuration ou le positionnement sectoriel des économies souterraines. Il est alors possible d’agir directement sur elles par le biais de politiques publiques ciblées sur leurs racines plutôt que sur leurs seuls effets finaux, de dépasser la simple logique préventive et répressive pour l’enrichir d’une action plurielle répondant à la multiplicité des formes de l’économie souterraine.

Dans son quatorzième numéro, la revue Regards Croisés sur l’Économie invite ses lecteurs à s’approprier les clés de compréhension du débat contemporain sur ces questions. La première partie de ce numéro est consacrée à l’exploration des liens complexes et multiples entre les pouvoirs publics et les économies souterraines, de l’ignorance mutuelle à la lutte acharnée en passant par la coexistence négociée. La deuxième partie montre comment les frontières et les activités de l’économie souterraine se sont profondément transformées sous l’effet conjoint de la mondialisation des économies et de la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le champ de ces économies étant alors défini, à la fois dans sa diversité et sa cohérence internes, la troisième partie du numéro propose d’ouvrir la boîte noire des réseaux, des organisations et des individus qui interagissent sur les marchés parallèles, pour comprendre la multiplicité de leurs trajectoires et motivations.

Les auteurs et membres du comité de rédaction se sont une fois encore efforcés de porter le projet de la revue en se saisissant d’une question vaste et complexe, sans parti pris politique ou moral et à l’aide des recherches les plus récentes en sciences sociales. L’enjeu est particulièrement sensible lorsqu’il est question des économies souterraines, méconnues et empreintes d’a priori symboliques ou moraux, mais l’ouverture et la rigueur scientifique des sciences sociales sont à la hauteur de l’enjeu et permettent d’illustrer les débats publics sur ces dynamiques de nos économies et sociétés contemporaines.

Les auteurs

Mesurer l’activité souterraine, c’est aussi définir sa frontière – Sébastian Roché

Police économique : le petit commerce pornographique sous l’œil de la police, 1965-1971 – Baptiste Coulmont

Enfermez-les tous ! Dissuasion et effets pervers des politiques répressives – Roberto Galbiati, Arnaud Philippe

L’analyse de réseaux au service de la lutte contre le crime – Yves Zenou

L’économie informelle est-elle un frein au développement et à la croissance économiques ? – François Roubaud

Pauvreté et corruption : un cercle vicieux – Clara Delavallade

Cyberespace et organisations « virtuelles » : l’État souverain a-t-il encore un avenir ? – Jean-Philippe Vergne

Transmigration et économies souterraines : une économie « par les pauvres, pour les pauvres » – Alain Tarrius

Criminalité et économie : un mariage efficace et durable – Christophe Soullez

Cyberespace et organisations « virtuelles » : l’État souverain a-t-il encore un avenir ? – Rodolphe Durand

L’entreprise, partie prenante essentielle de l’économie criminelle – Bertrand Monnet

L’entreprise, partie prenante essentielle de l’économie criminelle – Philippe Very

Qui a recours au travail dissimulé et pourquoi ? – Jérome Heim

Travail des enfants et économie informelle : le cas du Pérou – Robin Cavagnoud

Qui a recours au travail dissimulé et pourquoi ? – Patrick Ischer

Criminalité organisée et gouvernance : l’exemple de la prostitution – Michel Ghertman

L’économie informelle vue par les anthropologues – Thomas Cortado