Sommes-nous tous fous ? Sur quoi se fonde la foi que notre société porte à l’économie ? Qu’est-ce que la « science économique » a de si particulier que dans les lieux de pouvoir ou dans les médias, la parole de l’économiste est si rarement remise en question ? Sous couvert de rationalité, l’économie ne nous raconterait-elle pas des histoires ? Aujourd’hui, les économistes eux-mêmes s’interrogent, à la manière de Jean Tirole dans une tribune récente au Monde . Ce numéro de Regards croisés sur l’économie vous propose un voyage exceptionnel au cœur de la rationalité, dans l’insondable de nos croyances et dans les confins du monde pas si enchanté des économistes.
Cette petite histoire humoristique qui circule dans les milieux économistes illustre le mythe qui entoure la figure de l’économiste : « Au premier jour, Dieu créa le soleil. Et le Diable créa les coups de soleil. Au second jour, Dieu créa le sexe. Et le Diable créa le mariage. Au troisième jour, Dieu créa un économiste. Le Diable réfléchit… Et en créa un second. » L’économiste serait-il donc une créature de Dieu, divine, adulée pour sa précision et ses théories prédictives, ou bien créature du Démon ? Les modèles, les équations, les chiffres sont autant d’attributs qui rendent l’économiste crédible, qui font que l’on veut croire en lui. Pourtant, l’économie en tant que discipline académique est traversée de débats, contradictions et modèles concurrents pour expliquer le monde et le prévoir : voilà qu’arrive un deuxième économiste, et soudain, tout s’effondre, ils débattent à n’en plus finir.
L’économie a cela d’attrayant qu’en simplifiant quelque peu la réalité, et notamment en partant du principe que la rationalité est une bonne approximation du comportement des agents économiques, elle est à même de modéliser le réel en grands systèmes d’équations, et de produire des outils capables de répondre à un éventail très large de questions économiques certes, mais aussi sociales et politiques. Néanmoins, profitons du dixième anniversaire de la crise économique de 2008 pour reconnaître que les actions des agents économiques ne sont pas toujours aussi purement et parfaitement rationnelles que certains modèles économiques ne le prévoient.
Dès lors, il apparaît bien que définir la rationalité de manière univoque, comme le font les économistes qui partent de l’hypothèse de l’homo œconomicus, est au mieux une gageure, au pire un appauvrissement fondamental de la notion, qui ne peut donc prendre en compte la diversité des comportements. C’est d’autant plus le cas que cette vision de l’homo œconomicus est née et existe dans un certain monde social : celui de l’Occident libéral depuis le XIXe siècle, soit précisément depuis le basculement vers une économie capitaliste.
Une hypothèse un peu moins restrictive et souvent employée dans les sciences sociales est qu’il est malgré tout toujours possible de comprendre la logique dans laquelle un individu prend une décision, les raisons de son comportement. Les croyances et valeurs des individus fonderaient leurs actions, et pour comprendre un comportement économique, il faudrait s’attacher au contexte dans lequel il se déploie, les valeurs et croyances de son auteur, et ses interactions avec d’autres individus.
Mais quitte à remettre en cause la rationalité des agents économiques, ne faut-il pas aussi se tourner vers ceux qui les étudient et postulent cette rationalité, et se demander si les économistes, eux-mêmes, n’ont pas leurs croyances ? Ne seraient-ils pas, à défaut de créatures divines, prêtres et prêcheurs d’une certaine manière de penser le fonctionnement de nos économies ? Dès lors, le second économiste de notre histoire serait l’iconoclaste, qui vient briser des rutilants modèles, introduisant le débat dans la doxa. Il y aurait en effet là quelque chose de diabolique, à moins que, reconnaissant la diversité des croyances et des modes de décisions des agents, l’on ne tombe plutôt d’accord pour dire qu’en économie aussi, le débat est la clef (du paradis).
Ce numéro réunit économistes et sociologues, spécialistes de ces questions, pour un état des lieux inédit de ce que la recherche en sciences sociales peut dire de la rationalité, de ses formes multiples, du rôle des croyances dans nos systèmes économiques et de la place que rationalité et croyances occupent, ou devraient occuper, dans les sciences sociales elles-mêmes.
Les auteurs
Comment se fabrique le jugement des enseignants ? – Pascal Bressoux
L’évaluation des entreprises cotées en bourse : quelle valeur de vérité – Horacio Ortiz
Pourquoi les pauvres n’épargnent-ils pas ? – Isabelle Guérin
Vers une théorie réaliste des choix de l’entrepreneur – Élodie Bertrand
Y a-t-il une rationalité des comportements discriminatoires ? – Maxime Parodi
Pauvreté et rationalité du luxe – Jeanne Lazarus
La décision financière au prisme de la théorie économique, de la finance comportementale et des sciences sociales – Yamina Tadjeddine
Le retour de l’Empire du Milieu – Michel Aglietta
La finance islamique, cheval de Troie de la finance moderne – Michel Ruimy
Peut-on faire l’économie des croyances ? La religion catholique et l’économie – Gaël Giraud
La science économique et ses ennemis – Pierre Cahuc, André Zylberberg
La théorie économique dominante a-t-elle évolué depuis la crise ? – Philippe Légé
Les expérimentations aléatoires, le « gold standard » des méthodes d’évaluation d’impact ? – Arthur Jatteau
Les marchés financiers sont-ils des marchés d’opinion ? – Nicolas Bouleau
De la croissance aux indicateurs alternatifs de richesse – Florence Jany-Catrice
Économie, science et champ du pouvoir – Frédéric Lebaron
Vers la « grande performation » ? – Philippe Steiner