Si la persistance des tensions géopolitiques à travers le globe n’est plus à démontrer – en témoignent la guerre en Ukraine, à Gaza ou encore au Yémen –, l’emploi du terme de « guerre » reste pourtant ambivalent : Emmanuel Macron a ainsi parlé de « guerre contre le Covid » et, avant lui, Richard M. Nixon a popularisé l’expression « guerre contre la drogue » dans les années 1970, tandis que Lyndon B. Johnson entendait mener une « guerre contre la pauvreté ». À cela s’ajoute le qualificatif de « guerre commerciale » utilisé par les commentateurs pour parler de l’introduction de droits de douane historiques par Donald Trump depuis avril 2025. Cette extensivité des usages du substantif « guerre » peut surprendre, tant en raison de l’histoire du xx e siècle que des événements géopolitiques actuels. Il est d’ailleurs paradoxal que là où les belligérants préfèrent parfois à « guerre » une multitude d’autres qualificatifs – par exemple « l’opération militaire spéciale » russe qui ne désigne rien d’autre que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine depuis 2022 –, le terme de « guerre » est lui appliqué à des situations qui n’en relèvent pas entièrement. Ainsi, la diversité des situations qualifiées de « guerre » interroge : s’agit-il simplement d’abus de langage ? Ou bien y a-t-il un certain nombre de caractéristiques communes à travers le temps et l’espace permettant une définition univoque ? Qu’est-ce que la guerre ?
Dans son ouvrage Le droit de la guerre et de la paix (1625), le juriste néerlandais Hugo Grotius définissait la guerre comme un « état » particulier, pensé en opposition à celui de la paix. Cet ouvrage est en cela précurseur d’une approche légale reconnaissant deux « états » opposés, celui de la guerre et celui de la paix. Définir l’« état de guerre » reflète aussi une volonté de mieux encadrer les conflits, car à chaque « état » correspond un droit spécifique. Ainsi, la Seconde conférence de La Haye en 1907 a à la fois cherché à codifier les « lois de la guerre » et à mieux délimiter les conflits en explicitant la procédure de « déclaration de guerre ». Lors de la Première Guerre mondiale, tous les États belligérants se déclarent ainsi formellement la guerre, et y mettent fin par des traités de paix (traités de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye en 1919, du Trianon en 1920). La création de la Société des Nations en 1919 et le pacte Briand-Kellogg de 1928 poursuivent les tentatives de mieux définir l’« état de guerre » afin de pouvoir le prévenir ou à tout le moins l’encadrer.
Pour autant, ces efforts pour définir les « états » de guerre et de paix butent inévitablement sur un même écueil : la difficulté de les caractériser précisément. En créant une distinction binaire entre l’« état de guerre » et l’« état de paix », Grotius n’aboutit qu’à une définition relative ou négative : la guerre est l’absence de paix, la paix l’absence de guerre. Là est tout l’intérêt de la « déclaration de guerre » et des traités de paix : les belligérants du début du xx e siècle définissent eux-mêmes l’état de guerre, par simple effet performatif. Mais l’exemple de la Première Guerre mondiale, comme de la Seconde, est ici trompeur : les normes promues par la Seconde conférence de La Haye sont loin de refléter la réalité de l’époque. D’une part, entre 1700 et 1870, seulement 10 conflits sur 117 ont donné lieu à une déclaration de guerre formelle. D’autre part, les déclarations de guerre entre plusieurs pays d’Amérique latine et l’Allemagne pendant les deux guerres mondiales n’ont pas entraîné d’affrontements armés. Par ailleurs, le refus de nombreux pays d’adhérer aux règles du droit international du début du xx e siècle s’accompagne d’un rejet du terme même de « guerre » : le Japon envahit la Chine en 1931 sans déclaration préalable et qualifie le conflit d’« incident » ; l’Italie mène officiellement une « expédition » lorsqu’elle conquiert l’Abyssinie par la force en 1936, là encore sans déclaration. Ainsi, au-delà du seul symbole lexical, la qualification des conflits peut constituer un moyen pour les États agresseurs de placer leurs actions dans une « zone grise », ce qui n’est pas sans faire écho à « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine.
Au-delà du refus des belligérants eux-mêmes d’adopter le qualificatif de « guerre », c’est avant tout l’extrême difficulté à définir l’« état de guerre » de façon objective qui rend si ambiguë cette dichotomie entre guerre et paix. À ceci s’ajoute la nécessité de disposer d’un terme qui puisse s’appliquer à des acteurs, des territoires, des périodes et des modalités de conflit diverses. Dès lors, l’appréciation de l’« état de guerre » a évolué et le terme de « guerre » lui-même a été délaissé au profit du recours « à la menace ou à l’emploi de la force » dans la charte de l’Organisation des Nations Unies de 1945 et de « conflit armé » dans les conventions de Genève de 1949. Ainsi, les commentateurs distinguent aujourd’hui les conflits de haute et de basse intensité, les conflits asymétriques ou encore les conflits civils. Ce qui réunit ces différentes situations est le recours à la violence – sous différentes formes et de manière continue ou discontinue – dans le but d’imposer sa volonté à un adversaire.
Cette violence relèverait de plus en plus d’une réalité diffuse et graduelle, et s’étend ainsi dans le temps et l’espace. On peut y voir un processus de « déspécification de la guerre », c’est-à-dire une disparition progressive de l’écart entre la paix et la guerre, où la violence concerne désormais tout le monde, partout et tout le temps. L’économie n’y échappe donc pas. L’usage même d’un vocabulaire martial pour qualifier des situations économiques, de la « guerre commerciale » à « l’économie de guerre », révèle que les enjeux économiques globaux relèvent aussi d’une dimension conflictuelle, dont les contours sont d’autant plus flous. Par exemple, bien que la guerre en Ukraine soit circonscrite sur un territoire, cela n’empêchait pas Emmanuel Macron de déclarer en juin 2022 que la France était entrée dans une « économie de guerre », alors que les dépenses militaires ne représentaient que 2 % du produit intérieur brut, loin des 37 % de l’Ukraine en 2023. Dans un contexte de mondialisation, le conflit touche également des territoires parfois lointains, comme le continent africain ayant été impacté par la baisse des exportations agricoles ukrainiennes. Ainsi, cette « déspécification » des conflits concerne également leurs enjeux économiques.
Ce numéro de Regards croisés sur l’économie propose une réflexion sur ce que l’étude des dimensions économiques des conflits armés peut apporter à la compréhension de la délimitation entre guerre et paix, si tant est qu’elle puisse être réellement établie.
Indéniablement, l’« état de guerre » peut exister en économie, comme le montre la première partie de ce numéro. La guerre entraîne des transformations parfois profondes des systèmes économiques, mis sous pression par ses impératifs. L’« état économique de guerre » est synonyme d’une mobilisation exceptionnelle des ressources économiques, qu’elles soient humaines, matérielles ou financières, et suppose donc un changement de paradigme. La guerre est aussi une rupture de par ses coûts économiques, que ce soit à court terme pour financer l’effort de guerre ou à plus long terme compte tenu de son impact sur la trajectoire économique des belligérants.
Pour autant, bien que l’économie puisse être mobilisée à l’extrême lors d’un conflit, il pourrait à bien des égards être plus juste de voir un continuum entre guerre et paix qu’une séparation binaire. La seconde partie de ce numéro interroge ainsi les continuités entre guerre et paix. Tout d’abord parce que les conflits prennent des formes variées : plutôt qu’un « retour de la guerre » en Europe, l’invasion russe de 2022 constitue un « retour de la guerre à haute intensité » en Europe. En effet, les enjeux liés au terrorisme ou à la « guerre hybride », bien antérieurs à 2022, soulignent bien la difficulté à délimiter les conflits dans le temps et l’espace, et la difficulté à appréhender l’« état de guerre » comme le contraire de l’« état de paix ». La place de l’économie dans les rivalités entre Etats brouille également la frontière entre guerre et paix, comme l’illustrent l’enjeu du contrôle de ressources ou de technologies stratégiques et la question des sanctions. L’entretien d’une armée professionnelle et l’importance du secteur de la défense montrent enfin que les enjeux militaires sont, dans une certaine mesure, permanents dans une société.
Enfin, la dernière partie du numéro souligne que si l’« état de guerre » peut sembler difficile à délimiter sur le plan économique, l’« état de paix » l’est tout autant. La fin des combats est loin de signifier un retour à l’« économie de paix », car sortir de l’« économie de guerre » est tout aussi complexe que d’y entrer. La fin de la guerre implique aussi une phase de reconstruction, économique bien sûr, mais aussi sociale. Au-delà d’un simple retour aux « lois de la paix », le droit joue également un rôle dans la reconstruction de la paix et des sociétés. Construire la paix ne se limite pas à sortir de la guerre mais aussi à éviter qu’elle survienne de nouveau, en apaisant les consciences mais aussi en dissuadant les acteurs d’y recourir.