Inauguré en 1964 à l’initiative d’Edgard Pisani, alors ministre de l’Agriculture, le Salon international de l’agriculture a réuni cette année plus de 615 000 visiteurs, soit plus que le demi-million d’entrées enregistrées en 2022. L’engouement pour cette foire-exposition contraste pourtant avec la tendance lourde à la diminution du nombre d’exploitations agricoles sur le territoire national et de la part du secteur agricole dans l’emploi : on dénombre 389 000 exploitations agricoles en 2020, contre 2,3 millions en 1955, et le secteur agricole représente 2 % de l’emploi total en France hexagonale en 2021 (soit 600 000 travailleurs), contre 31 % en 1955 (soit 6,2 millions de travailleurs). Ces quelques chiffres soulignent l’importance et la constance des mutations socioéconomiques que connaît le secteur agricole, que ce numéro propose de saisir à travers trois dimensions majeures : l’agriculture en tant que système productif, source de revenus pour ses acteur.ices, et enfin en tant que moyen de subsistance. Si les transformations des processus productifs sont souvent mises en exergue par les observateur.ices, la répartition des ressources, des revenus et des produits connaît elle aussi de profonds bouleversements. Ces mouvements n’épargnent pas non plus la finalité première de l’agriculture : nourrir les populations, finalité sur laquelle ce numéro choisit d’attirer l’attention des lecteur.rices. Il faut noter cependant que l’agriculture a, dès ses débuts, rempli plusieurs fonctions (production d’aliments, d’énergie, de fibres et matériaux, etc.) plus ou moins compatibles entre elles.

 

Produire. Le système productif agricole s’inscrit dans un processus historique d’industrialisation et de modernisation des pratiques. La figure du paysan à la tête d’une exploitation familiale s’est progressivement vue supplantée par celle de la « firme agricole » caractérisée par l’extension des superficies exploitées et l’application de procédés innovants standardisés. Ces différents modèles continuent néanmoins de coexister et ces « firmes agricoles » elles-mêmes forment une catégorie hétérogène d’acteurs. Par ailleurs, le secteur agricole est pleinement concerné par les mutations relatives à la mondialisation et à la financiarisation des économies. Les transformations profondes du système agricole tout au long du XXe siècle – industrialisation, mondialisation, financiarisation – participent à l’augmentation du volume mondial de production agricole et à la diminution simultanée de la part occupée par le secteur agricole dans l’emploi depuis les années 1960. Ainsi, les transformations des systèmes productifs agricoles se comprennent à travers l’analyse de leurs conditions économiques et sociales, sur lesquelles les politiques publiques, mais également les industries agro-alimentaires, les distributeurs, et autres acteurs, agissent pour faire prévaloir leurs intérêts.

 

Répartir. L’existence de rapports de force dans la filière agri-alimentaire génère des tensions qui sous-tendent la chaîne de valeur, depuis la répartition des ressources jusqu’à celle des revenus et des produits. La problématique de l’accaparement des terres, illustrée par la lutte actuelle menée par le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) au Brésil, mais aussi par l’exemple historique de la privatisation des communs en Grande-Bretagne, souligne la prégnance des enjeux de propriété dans le secteur agricole. Ces enjeux ne concernent pas seulement la terre ; l’accès aux semences, aux engrais ou aux financements est contrôlé en grande partie par quelques multinationales. La question du rôle des industries agro-alimentaires et des distributeurs se pose également en aval de la filière : comment répartir équitablement les revenus issus de la création de valeur à chaque étape ? Comment calibrer l’intervention publique et les subventions pour réduire les inégalités entre exploitations et favoriser le développement d’une agriculture rémunératrice et durable ? Enfin, les enjeux de répartition n’épargnent évidemment pas l’objet même de la production agricole : nourrir l’humanité.

 

Nourrir. Alors que l’ONU a érigé l’éradication de la faim dans le monde en objectif de développement durable dans l’Agenda 2030, l’organisation internationale mise sur le soutien de l’agriculture par les États. À l’échelle nationale, elle constitue d’abord un enjeu de souveraineté. L’annonce du retrait de la Russie de l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes le 17 juillet 2023 illustre l’instrumentalisation dont les produits agri-alimentaires peuvent faire l’objet sur la scène internationale : le blé ukrainien s’est ainsi mué en arme géopolitique. Mais si les enjeux de sécurité alimentaire mobilisent à l’échelle internationale, d’autres problématiques se posent également à l’échelle locale. L’agriculture, activité économique géographiquement située, se déploie en effet sur un territoire. Outre la production de ressources alimentaires, elle participe aussi à l’économie locale et aux liens sociaux de proximité, dont les circuits courts de distribution ou les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) sont une expression, mais également aux dégradations ou à la restauration des ressources naturelles. En effet, à la fois grande émettrice de gaz à effet de serre et grande victime du dérèglement climatique (multiplication des événements climatiques extrêmes, manque d’eau, etc.), le secteur agricole est en première ligne face aux risques environnementaux et au dépassement des limites planétaires.

 

Ce nouveau numéro de Regards croisés sur l’économie rassemble des contributions de chercheur.euses en économie, sociologie, histoire, géographie, droit et science politique, pour revenir sur les enjeux agricoles par le prisme de ce triptyque transversal « produire, répartir, nourrir ». La première partie étudie les transformations que le secteur agricole a connues et continue de connaître. La deuxième partie rend compte des inégalités et des rapports de pouvoir qui régissent la filière agri-alimentaire, tant du point de vue de l’accès aux ressources que de l’accès aux produits. Enfin, la troisième partie s’intéresse à l’encastrement social et environnemental du secteur agri-alimentaire.

 

Diane Amberny-Chevalier, Flora Delhomme et Maëliss Gouchon

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Les auteurs

Première partie : Les mutations socio-économiques du secteur agricole

Encadré : La place de la terre dans la pensée économique : l’économie est-elle devenue hors-sol ? par Louis Azan et Etienne de l’Estoile

1/ Quel salariat pour quelle agriculture par Axel Magnan

Encadré : Les formes de l’exploitation agricole par Hector Girard et Claire Morrier

2/ Le prix du progrès : les additifs chimiques et l’industrialisation de la production alimentaire par Martin Bruegel

3/ Technologies de l’élevage moderne : l’amélioration génétique des bovins par Lidia Chavinskaia et Julie Labatut

4/ Un champ de normes. La normalisation du système agro-alimentaire par Laure Bonnaud

Encadré : La politique agricole commune : objectifs, évolutions et paradoxes par Antoine Jourdan et Olivier Pernet-Coudrier 

5/ Rendre la volatilité acceptable. La rationalisation financière des marchés agricoles et ses tensions par Samuel Pinaud 

6/ Etudier et comparer les systèmes agraires : quels apports pour le développement de systèmes de production agricole durables ? par Sophie Devienne

Partie 2 : Inégalités et rapports de force dans le secteur agri-alimentaire

7/ Le foncier agricole est-il un bien commun en France ? par Christine Léger-Bosch 

8/ Les enjeux de la transmission agricole en France par Philippe Jeanneaux et Laure Latruffe

9/ La brevetabilité du vivant et ses implications sur la conservation des semences par Claudio Brenni 

10/ Revenu des ménages agricoles : diversification des activités pour compenser la dispersion et la variabilité des revenus agricoles par Nathalie Delame 

11/ Emergence et transformation du secteur laitier français : une lecture institutionnaliste par Marie Devillé 

12/ Le double régime du marché vinicole par Geneviève Teil 

13/ Marchés et militants : collaborer autour d’un label végétarien, Entretien avec Noé Kabouche

14/ Sécurité alimentaire, souveraineté alimentaire et politiques publiques : de quoi parle-t-on ? Entretien avec Eve Fouilleux 

15/ L’agriculture : un enjeu de puissance et de souveraineté par Matthieu Brun 

Partie 3 : L’agriculture, un secteur économique encastré 

Encadré : Limites planétaires et agriculture : un lien ambivalent par Audrey Glass et Noémie Malléjac 

16/ Les transformations des usages de l’eau pour l’agriculture en zone oasienne : quelques observations à partir du cas de la vallée de Todgha (Maroc) par Tristan KuperPénélope MazariOlivier PetitPierre AlaryBenoît Lallau et Mostafa Errahj

17/ Aléas météorologiques et assurance récolte : une histoire de partage du risque par Marielle Brunette et Richard Koenig 

18/ Quelles contributions des circuits courts alimentaires au développement d’une “autre” économie ? par Yuna Chiffoleau

19/ Agriculture, territoire et industrie en interface. Le cas de la méthanisation par Guilhem Anzalone et Caroline Mazaud 

20/ Pesticides : exposition des agriculteurs, contamination et reconnaissance des malades professionnelles, Entretien avec Jean-Noël Jouzel