Imaginons un instant les rues de Londres, un matin brumeux de novembre 1894, vers huit heures. Une jeune femme, Ruth Belville, franchit les quelques miles qui séparent le cœur de la ville et l’Observatoire Royal de Greenwich, seul endroit où l’on peut avoir accès précisément au temps universel. Une fois arrivée à destination, elle règle très exactement sa montre sur l’heure indiquée par l’horloge accrochée près de la porte de l’Observatoire. Comme sa mère et son père le faisaient avant elle, Ruth retourne ensuite en ville vendre l’heure aux Londoniens. Parmi ses clients, on trouve quelques riches personnes qui pouvaient ensuite se targuer de posséder « l’heure exacte » : horlogers, et surtout chemins de fer, pour qui disposer d’un même référentiel de temps est un enjeu économique crucial, à une époque où les échanges se multiplient.
L’histoire de Ruth Belville, en apparence anecdotique , révèle les enjeux symboliques, économiques et sociaux propres au temps et à son usage à l’époque capitaliste. On y retrouve pêle-mêle des formes de marchandisation, ici de l’heure exacte ; de consommation ostentatoire chère à Veblen ; et un symbole de l’industrialisation en marche. Le développement de l’horlogerie et le recours à un temps universel coordonné sont tout autant les fruits de cette industrialisation qu’une de ses causes . Ainsi, l’horloge structure la journée de travail, mais fabriquer une horloge suppose aussi un temps structuré. La construction sociale d’un temps sérié, mesuré et univoque a joué un rôle essentiel dans l’essor du capitalisme .
3La science économique semble s’être emparée de cette réalité sociale propre à l’ère capitaliste qu’est le temps standardisé et monnayable. Les heures et les minutes sont considérées comme une ressource rare invitant à une représentation gestionnaire du rapport au temps des individus, qui doivent par exemple arbitrer entre temps de travail et de loisir. Si ce réductionnisme a pu donner naissance à un programme de recherche fructueux, il a aussi été la cible de critiques, selon deux ordres. D’une part, réduire le rapport au temps des agents à la pure pratique gestionnaire de l’homo oeconomicus ne saurait épuiser l’ensemble des dimensions du temps vécu. D’autre part, dans l’étude des phénomènes dynamiques, les critiques internes de l’économie standard lui ont longtemps reproché de négliger la nature historique du temps économique, et ainsi de mettre de côté les changements qualitatifs qui ont rythmé l’histoire du capitalisme.
Insister sur la nature historique de la dynamique capitaliste, c’est aussi admettre que l’avenir ne saurait être pleinement semblable au passé. L’histoire du capitalisme est ainsi porteuse d’incertitudes, qui posent le problème clef de la décision économique. La plupart des actes économiques sont en effet tournés vers l’avenir : on investit, par exemple, dans l’attente d’un rendement futur. Cependant, les décisions qui sous-tendent ces actes doivent être prises alors que le futur est largement indéterminé. Réduire ces incertitudes est donc un enjeu pratique crucial pour les agents économiques, qui se voient contraints de faire leurs choix sur la base d’anticipations potentiellement erronées. La pandémie nous a amèrement rappelés à l’incertitude radicale propre à certains événements difficiles à anticiper.
Se représenter l’avenir avant d’agir est une caractéristique du rapport au temps des économies capitalistes. Comment l’investisseur, le travailleur, le producteur, et le régulateur génèrent-ils leurs anticipations et les utilisent pour motiver leurs actions et les coordonner ? Si la discipline économique propose des clefs de compréhension — modèles de prévision, théorie du choix dans l’incertain —, leurs difficultés à appréhender l’incertitude radicale qui caractérise les systèmes capitalistes en font des instruments imparfaits et nullement univoques. Ceci invite à explorer les apports plus larges des sciences sociales sur la question des anticipations.
Ce nouveau numéro de Regards croisés sur l’économie recueille des contributions de chercheurs et de chercheuses en économie, sociologie, histoire, anthropologie, philosophie et mathématiques pour éclairer la manière dont est appréhendé, en théorie comme en pratique, le temps propre au capitalisme. La première partie interroge la spécificité de nos pratiques et représentations du temps à l’heure du capitalisme. La seconde partie explore les apports et les angles morts de l’approche économique dans l’étude de la dynamique capitaliste. Enfin, la troisième partie se concentre sur les représentations et les pratiques permettant aux individus, régulateurs et institutions de faire face à un avenir radicalement incertain.
Théo Régniez, Audrey Glass, Louis Daumas
Les auteurs
Première partie : Vivre à l’heure du capitalisme : économie et rapports au temps
1/ Avant le « temps de travail » industriel, des « rythmes du labeur », Côme Souchier
2/ Socialisations temporelles pendant l’enfance et inégalités scolaires, Gaële Henri-Panabière
3/ De la valeur économique du temps, François Gardes
4/ L’épreuve temporelle du chômage. Entretien avec Didier Demazière et Marc Zune
5/ Le problème contemporain de l’héritage : des temporalités en tension, Marie Bastin
6/ Investir dans le temps, Bastien Massé
Deuxième partie : Saisir le temps des systèmes économiques : dynamiques et changements
8/ La durabilité au prisme des temporalités impensées, Coline Ruwet
Encadré : La place du « temps » en économie : une source de controverses, Julien Hallak
9/ Histoire et politique économique : le choix radical possible, Pamfili Antipa et Vincent Bignon
11/ Changements économiques et conflits de temporalités. Entretien avec François Hartog
Troisième partie : Gouverner le temps : l’économie face à l’avenir
Encadré : Risque, incertitude et anticipations en économie, Éloïse Passaga et Mathilde Salin
14/ Les fictions comme moteur du capitalisme, Jens Beckert
16/ Une science de la prévision économique ? Olivier Pilmis
17/ Démocratiser le long terme, par Daniel Agacinski