Meilleures allocations des ressources, information partagée, gains de productivité, gains de temps : les promesses du don de ses données à la communauté sont nombreuses. Et si, à la recherche du temps gagné, nous passions à côté de la véritable menace du numérique. Que vaut un don s’il n’est pas conscient ? A-t-on encore besoin de se faire confiance si tout est véritable ? Quel sera l’engagement dans une société où l’on ne peut se désengager ? Et plus encore, quelle sera la valeur d’une vie et de son dévoilement si elle ne peut être cachée ? À la recherche du temps gagné, La recherche du temps perdu aurait été avortée : « Longtemps, je me suis couché… » « Oui Marcel, on sait, de bonne heure, tu n’es jamais en ligne après 21h ».
Il était une énième fois l’histoire d’une soumission volontaire. L’histoire de la création par chacun d’une entité les dépassant tous. Il ne s’agit plus, cette fois, d’une crainte divine, d’un « Big Brother » s’affichant fièrement dans les rues ou encore d’un capital aliénant ceux qui le produisent. Ce Léviathan d’un genre nouveau se fait sobrement appeler « data », un sobriquet latin dépoussiéré par l’arrivée d’un numérique anglophone. Peut-être doit-on d’ailleurs lui préférer sa version française, « données », et son prolixe équivoque. Donner ses données sans pouvoir les reprendre résonne comme un abandon de soi et un premier pas vers une identité parfaite entre l’Un et le tout, le réseau social. Subrepticement, le Léviathan 2.0 assoit son pouvoir, redéfinit le lien social, établit un index nouveau et s’exonère de ses dus face aux États. Est-il seulement besoin de l’illustrer ? Facebook jauge les amitiés, Twitter décide des informations mensongères, aux États-Unis, Cambridge Analytica brouille la souveraineté populaire en s’invitant dans les campagnes électorales
Pourtant, les données demeurent insaisissables et à l’abri des discours simples car par nature paradoxales. La quantication des résultats des institutions et politiques publiques, destinée à l’origine à rendre ces dernières plus performantes, peut devenir la finalité et non un outil. La menace envers les libertés individuelles du système de notation des individus par le gouvernement chinois est justifiée comme un moyen lutter contre les problèmes de gouvernance. L’utilisation actuelle du « big data » comme point culminant du libéralisme et de l’économie de marché, où même les informations personnelles peuvent désormais se vendre et s’acheter comme n’importe quel bien, se heurte à la réalité des pratiques : des informations peuvent être collectées à l’insu des individus, et il est même possible de donner les données de quelqu’un d’autre. La transformation de l’économie et des systèmes de financement des entreprises où la « donnée » devient la monnaie d’échange ne permet pas de masquer que les oligopoles règnent toujours sur les marchés
Ce numéro de Regards croisés sur l’Économie s’interroge sur la nouveauté relative de ces données particulières, de ses usages pratiques et de ses implications dans la vie économique et sociale. Si la collecte d’information sur les citoyens existe depuis longtemps, le caractère volontaire et massif de la collecte de données personnelles donne lieu à de nouveaux cadres et de nouvelles perspectives pour l’économie, la société et leur étude. C’est au travers des contributions de spécialistes du sujet, chercheurs et acteurs du « big data » que l’on saisit les dé s, limites et réponses possibles à ce phénomène.
Les auteurs
L’afflux massif de données est-il nouveau ? –Emmanuel Didier
Données massives et recherche en économie : une (r)évolution ? – Thomas Renault
Vers la dignité numérique – Glen Weyl
Les sciences sociales, contre la data science ? – Étienne Ollion
Quel est le coût des applications gratuites ? – Vincent Lefrere
La vie privée, un bien commun ?, Paola Tubaro
Les données numériques au cœur de nouveaux conflits géopolitique – Colin Gérard
Data science : nouveaux leviers ou nouvelles sources d’inégalités ? – Magali Beffy