Cette dernière livraison de Regards croisés sur l’économie nous arrive dans un contexte politique et électoral particulier : le vote récent du Royaume-Uni pour sortir de l’Union européenne, l’élection présidentielle américaine ou encore les élections primaires en France. Au-delà de cette actualité, l’objet « politique » reste un thème fondamental des sciences sociales et la revue vient, comme à son habitude, éclairer des problèmes sociaux essentiels pour les chercheurs, les enseignants, les étudiants et tout simplement les citoyens. Les contributions de ce numéro interrogent les relations entretenues entre deux disciplines cousines, parfois antagonistes mais le plus souvent complémentaires.

En sollicitant les spécialistes académiques des sciences politiques comme économiques, Regards croisés sur l’économie rappelle que les décisions économiques découlent bien souvent de choix politiques ; mais par ailleurs que la politique repose tout autant sur des soubassements économiques. Ainsi, parmi les trois entretiens fondamentaux qui rythment l’ouvrage, deux des principaux économistes de la politique (Alberto Alesina et Allen Drazen) illustrent la fécondité des analyses les plus récentes sur ces questions. L’introduction d’Alesina évoque par exemple l’influence que peut avoir la division ethnique de la population sur l’intervention publique et l’impact de la culture sur les institutions. L’échange avec Drazen aborde quant à lui les difficultés avec lesquelles le citoyen peut contrôler ses élus (limitation de mandats, crédibilité des élus ou place des médias). De même, l’entretien qui clôt l’ouvrage avec le politiste Vincent Pons est une synthèse à la fois stimulante et inquiétante sur la mobilisation politique. En s’interrogeant sur l’abstention et le sens qu’elle peut revêtir, reflet d’un intérêt paradoxal ou au contraire d’un désengagement du citoyen, on en revient à la figure du militant dont l’action concrète de porte à porte est décisive pour favoriser la participation électorale.

Regards croisés sur l’économie a, comme traditionnellement, fait appel aux auteur·e·s dont les travaux font autorité dans l’analyse des liens entre politique et économie. Ils et elles les présentent de manière pédagogique tout en restant exigeant·e·s sur le fond. À ce titre, le lecteur curieux des avancées de l’économie politique n’est pas étonné de lire dans une première partie quatre articles sur la place des économistes dans le processus de décision politique signés de Bernard Guerrien, Frédéric Lebaron, Bernard Perret et Maya Bacache. L’économiste Guerrien y rappelle la fragilité des modèles économiques en termes idéologiques : ainsi il est toujours frappant de reconnaître que l’application la plus proche du modèle de concurrence pure et parfaite est celle de la planification soviétique où le commissaire-priseur est incarné par le plan qui calcule et équilibre l’offre et la demande. Ensuite, le sociologue Lebaron actualise les recherches qu’il a menées régulièrement sur la croyance économique en dévoilant les trajectoires sociales des grandes figures de l’expertise dans ce domaine en France. La description de cette « doxa » lui permet d’évoquer le rapprochement qui avait eu lieu entre économistes académiques et hauts fonctionnaires à partir des années1960 et qui semble remis en cause récemment dans le contexte des conséquences de la grande crise financière de 2008 où la politique monétaire ne fait plus l’objet d’un consensus.

La contribution suivante de Perret introduit le domaine de l’évaluation des politiques publiques et en précise la dimension socio-politique au-delà des techniques qui en sont l’expression. En mesurant l’efficacité d’une politique publique, en appréciant ses résultats par rapport à ses objectifs et en fonction des moyens mobilisés pour la mettre en œuvre, on se dote d’outils d’analyse de l’action de l’État qui en étudient le sens aussi bien que le coût. L’analyse du développement du management public et de sa logique de gestion par l’économiste Bacache offre une description historique et théorique de l’introduction de l’économie des incitations dans l’administration. Cette modélisation a sans doute permis de repenser l’action publique, mais en créant aussi des effets pervers de démotivation des agents ou de discrimination des usagers.

La deuxième partie de la revue se penche sur l’analyse économique des acteurs au pouvoir. Jean Cartier-Bresson y évoque l’économie politique de la corruption et ses apports pour lutter contre les comportements illégaux des élites. Sa réflexion permet de redonner tout son sens à la question fondamentale des liens entre démocratie et croissance économique en établissant les coûts élevés de la mauvaise « gouvernance » politique. Le politiste Michel Offerlé analyse ensuite les évolutions récentes de la profession politique, ce métier particulier qui semble s’éloigner de plus en plus du corps électoral. L’économiste Julia Cagé livre alors sa synthèse des travaux économiques sur les relations entre les médias et la démocratie. On y lit que les médias écrits ont favorisé la participation politique alors que la télévision semble plus en éloigner les citoyens. Cet effet qui s’explique par un détournement de la politique vers le divertissement, se confirme avec Internet qui ne favorise pas un meilleur accès des citoyens à l’information. L’analyse de la concurrence entre entreprises de presse livre également des résultats étonnants : l’arrivée d’un nouveau titre de presse quotidienne régionale n’accroît pas le marché en attirant des lecteurs supplémentaires et se traduit par une baisse du nombre de journalistes par titre et donc de la qualité de celui-ci. Enfin, les structures de propriété des grands médias qui sont de plus en plus concentrées présentent de nouveaux risques pour la démocratie et la pluralité de l’expression citoyenne. Cette partie est conclue par un article de Michaël Zemmour qui décrit la manière dont les systèmes de protection sociale bénéficient d’un soutien politique qui en rend les réformes complexes.

La troisième et dernière partie pénètre la boîte noire de la politique. Les contributions traitent de l’analyse économique des systèmes électoraux (Jean-François Laslier et André Blais y étudient notamment la manière dont la représentation féminine en politique a été éclairée par l’économie) ou de la place qu’occupe l’opinion publique sur la construction des politiques (Raul Magni-Berton décrit les diverses méthodes que les gouvernements s’efforcent de mobiliser pour agir au nom des citoyens). Cette dernière entrée est ensuite mise en perspective par l’article du politiste Frédéric Gonthier sur la mesure des préférences politiques, qui revient sur les débats classiques concernant la compréhension et l’évolution des opinions politiques. L’économiste Guillaume Cheikbossian livre une synthèse sur l’économie des groupes de pression qui boucle cette troisième partie en montrant que les « lobbies » de petite taille et aux préférences clairement identifiées sont les plus efficaces pour influencer la décision publique. À partir de ce modèle il peut devenir intéressant d’étudier l’impact de groupes d’intérêts de tailles diverses et aux préférences plus ou moins homogènes (à l’image des partis politiques…).

Au final, ce numéro de Regards croisés sur l’économie semble avoir à nouveau réussi son pari : produire un ouvrage collectif de synthèse sur une question sociale primordiale par de grands auteurs. Ces derniers et dernières optant pour une vulgarisation exigeante sont également illustrés et approfondis par des encadrés concrets ou théoriques, réalisés par des chercheurs ou par le comité de rédaction, qui montrent toute la richesse des problématiques reliant l’économie et la politique.

 

Référence électronique

Guillaume Arnould, « « L’économie au secours du politique ? », Regards croisés sur l’économie, n° 18, 2016 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2017, mis en ligne le 17 janvier 2017, consulté le 17 septembre 2017. URL : http://lectures.revues.org/22152