CÉCILE BONNEAU
Billet complet à retrouver sur le blog RCE d’Alternatives économiques
Comme nous le rappelle le sociologue François Dubet dans une tribune publiée dans le Monde [1] “A priori, la pandémie et le confinement nous rendent tous égaux puisque le virus est relativement démocratique en ne choisissant pas ses cibles”. Pour autant, sommes nous tous vraiment égaux face au virus ? De nombreuses inégalités (en termes de classes sociales, d’âge, de genre ou géographiques) face à la maladie sont observées, tandis que le virus et son pendant, le confinement, exacerbent des inégalités pré-existantes et semblent créer de nouvelles inégalités. […]
La crise du coronavirus met en exergue des inégalités face à la santé déjà existantes en France. L’exposition à la maladie n’est pas la même pour toutes et tous. Durant le confinement, si 57 % des cadres effectuent leur activité en télétravail, ce n’est le cas que de 7 % des catégories populaires [4]. De même, si 41 % de la population d’Île-de-France est en télétravail, ce n’est le cas que de 11 % des habitants de Normandie. À ces inégalités sociales et géographiques s’ajoute une inégalité de genre. Selon l’Observatoire des inégalités, 97 % des aides à domicile sont des femmes, tout comme 90 % des aides-soignants, 87,7 % des infirmières et sages-femmes et 73,5 % des vendeurs [5]. De plus, les masques de protection FFP2 ou chirurgicaux “taille unique” sont en fait conçus pour des visages masculins, diminuant le degré de protection offert aux femmes pourtant largement majoritaires dans les secteurs en première ligne […]
Dans le secteur de la recherche, qui est celui que je connais bien mais qui n’est certainement pas le plus désavantagé face à cette situation, la proportion d’articles d’économie soumis par des femmes au Journal of the European Economic Association JEEA a été divisé par trois en mars-avril 2020 par rapport à mars-avril 2019 (de 11 à 4 %). Les articles d’économie sur la Covid ne sont que 11% à avoir été écrit par des femmes (contre 21 % des articles non-Covid) [24]. Les tâches domestiques, l’éducation et la garde des enfants restent des tâches effectuées majoritairement par des femmes, même dans les milieux très qualifiés. En temps normal, les femmes consacrent en effet en moyenne 3h26 par jour aux tâches domestiques contre 2h pour les hommes. Les murs des maisons confinées sont-ils en train de se muer en plafond de verre pour les femmes, avec potentiellement des conséquences de long terme à prévoir (en terme de progression de carrière notamment)? […]
La réduction des inégalités passera également par une redéfinition de la valeur du travail. La sociologue Dominique Méda affirme que “Ce qui saute aux yeux dans cette crise, c’est la distorsion entre la hiérarchie du prestige social, de la reconnaissance, des salaires et celle de l’utilité sociale” [33]. La valeur de Shapley propose de redéfinir la valeur du travail, non par le salaire qui y est associé – comme nous en avons trop souvent l’habitude – mais par la contribution d’une personne au bien-être collectif. Cette valeur veut corriger le fait que la productivité horaire — si elle correspond au salaire — ne prend pas en compte les externalités positives ou négatives du travail considéré. Quelle est la réduction de bien-être provoquée par l’absence de cette personne ? La valeur de Shapley n’est pas prise en compte dans le salaire lorsque des personnels hospitaliers sous-payés luttent contre le virus tandis que les traders payés des dizaines de milliers d’euros semblent actuellement bien peu utile à la vie sociale. Les chercheuses Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed évaluent la valeur sociale d’un métier dans « A bit rich. Calculating the real value to society of different professions » ( « Un peu riche. Calcul de la valeur réelle pour la société de différentes professions »). Elles montrent “qu’un conseiller fiscal, dont l’art consiste à priver la collectivité du produit de l’impôt, détruit quarante-sept fois plus de valeur qu’il n’en crée, contrairement à l’employée de crèche qui, par l’éducation prodiguée aux enfants et le temps libéré pour les parents, rend à la société 9,43 fois ce qu’elle perçoit en salaire.” [34]. E. Faber, vice-président de Danone montre dans son livre Chemins de traverse : Vivre l’économie autrement, que réduire de 30 % le salaire du centile de salarié le mieux payé de l’entreprise permettrait de doubler tous les salaires des 20 % de salariés les moins bien payé. La crise actuelle nous permettra-t-elle d’envisager de partager autrement le gâteau? Les nombreuses tergiversations quant au versement de la fameuse “prime de 1000 euros” promise aux salariés de la grande distribution ne laisse envisager rien de bon de ce côté-là [35]… […]
Toutes ces propositions pour “Le jour d’après”, mériteraient il est sûr un prochain billet mais concluons plutôt avec une formule de l’auteur de Gouverner sans croissance, citée en exergue du livre de Rob Hopkins sur les initiatives de transition Ils inventent demain (aux éditions Anthropocène Seuil) :
“J’ai beaucoup de sympathie pour les gouvernements qui perçoivent les problèmes immédiats et s’efforcent de les régler, en revanche, j’en ai nettement moins s’ils n’ont pas une vision à long terme donnant un sens à la direction suivie. Le fait d’essayer coûte que coûte de relancer la croissance économique et de la “remettre sur les rails”, comme on dit, m’inquiète. C’est précisément la formule pour créer une situation bien pire, probablement dans un futur pas si lointain”
Peter A.Victor, Managing without growth
Un immense merci à Soulcié d’avoir accepté l’utilisation de ses dessins pour illustrer mon billet (https://soulcie.fr/)