par Laurène Tran (RCE)

 

“Nous ne nous sommes jamais vus comme faisant un travail politique. Les politiciens, eux doivent faire ces compromis. Envoyons-nous nos soldats en guerre ? Quel système d’éducation offrons-nous aux enfants aborigènes? Achetons-nous des avions de chasse ou non ? Ce sont là des questions importantes et difficiles. Nous, on met juste des chiffres.” —Kevin Page, économiste et premier président de l’agence parlementaire d’évaluation du Canada en 2013.

🇫🇷 Vers une “agence parlementaire d’évaluation” (APE)

Le président de l’Assemblée nationale, François de Rugy propose créer une “agence parlementaire d’évaluation” (APE). L’APE compterait à termes 40 personnes, principalement des analystes et des chercheurs. La phase d’expérimentation aurait lieu d’octobre 2018 à 2019. 6 thèmes ont été retenus: (1) Impact et conséquences du remplacement du CICE par une baisse des cotisations sociales des employeurs; (2) Prime d’activité: assiette, ciblage et efficacité; (3) Impôt sur les sociétés: répartition géographique, sectorielle et compétitive; (4) Aide aux entreprises: les taux réduits de TVA; (5) Impact de la réforme optionnelle de la part départementale des DMTO (droits de mutation à titre onéreux) de 2014; (6) Impact socio-économique des politiques d’exemption fiscales et sociales pour le développement des services à la personne». Le fer de lance du projet est le député Jean-Noël Barrot, économiste et associate professor au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il a organisé un colloque le jeudi 28 juin à l’Assemblée Nationale. Ce billet revient sur la session du colloque du “Printemps de l’Evaluation” consacrée à la mise en oeuvre institutionnelle de l’évaluation des politiques publiques. Les principaux intervenants étaient : (i) Amélie de Montchalin,députée de l’Essonne, elle a été économiste en entreprise à la BNP et chez Axa, (ii) Bruno Palier, professeur de Sciences Politiques à Sciences Po — LIEPP, (iii) Dorian Carloni, économiste au CBO — Congressional Budget Office une organisation publique américaine

️Retrouvez toutes les vidéos du Printemps de l’Evaluation sur le site dédié.

Pour ouvrir la session, Amélie de Montchalin introduit Dorian Carloni, le représentant de l’agence parlementaire d’évaluation américaine en saluant “l’incarnation de ce que peut-être dans une démocratie avancée, l’exemple le plus abouti, d’une structure de temps long, non rattachée à une majorité, indépendante, de contre-expertise qui permet d’avoir une forme de contre-pouvoir”. La députée de l’Essonne défend avec ferveur la création d’une agence parlementaire d’évaluation. Pour elle, il s’agit de “montrer par la preuve que le débat budgétaire préparé par les économistes peut être de meilleure tenue, qu’on soit plus dans le débat de fond, moins dans la posture, moins dans le dogme, moins dans les débats qu’on a eu 60 fois”.

 

Le CBO, l’agence américaine pionnière

Dans un billet précédent, nous expliquions que toutes les “agence parlementaire d’évaluation” étaient animées par 3 principes communs (i) expertise non partisane, (ii) transparence des méthodes de travail, (iii) relations étroites avec le monde scientifique et universitaire. Dorian Carloni dans sa présentation 10 choses à savoir sur le CBO nous résume les activités du CBO. L’agence produit d’abord des estimations de coûts de presque tous les projets de loi puis compare les options législatives, y compris les propositions du Président, avec les projections budgétaires de base. En bref, la contribution du CBO est surtout focalisée sur l’analyse préliminaire et le soutien technique aux parlementaires au moment de l’élaboration de la législation.

“Nous devons être et être perçus comme objectif, non-partisan et expert” (Alice Rivlin au personnel du CBO en 1976)

Faire faire de l’évaluation des politiques publiques par des experts n’est pas si original. Ne pas faire de recommandations de politiques économiques est sans doute plus singulier dans le paysage des politiques publiques. C’est cette caractéristique qui distinguerait les rapports d’une future agence parlementaire d’évaluation de ceux de l’OCDE ou de l’Inspection générale des finances. Comme on le comprend vite, ne pas faire de recommendations est la condition de “neutralité” de l’organisation. Par ailleurs, dès les débuts du Congressional Budget Office, le souci pédagogique accompagne les voeux d’expertise et de neutralité (CBO).

“J’ai la ferme conviction que nos rapports devraient être rédigés avec lucidité et être compréhensibles pour les non-économistes. Nous devrions considérer que le lecteur est une personne intelligente et bien informée sans formation solide en économie (le membre du Congrès lambda est un avocat qui a suivi son dernier cours d’économie il y a 30 ans).” — Alice Rivlin, présidente fondatrice du CBO en 1975

Au-delà de la conviction que le Congressional Budget Office (CBO) représente un modèle dont le Parlement français doit s’inspirer, que penser ? Comme tout bon colloque, soyons-clair, les différents interventions posent plus de questions qu’elles n’en résolvent. Toute la journée, je me suis demandée — fournir une expertise neutre et indépendante au sein du Parlement, est-ce toujours un gage de protection contre les risques de récupérations partisanes ou d’attaques politiques ? Dans ce billet, je reviens sur 2 épisodes de l’histoire récente de la politique américaine et canadienne. Si les expériences des agences américaines et canadiennes peuvent nous apprendre quelque chose c’est que la future Agence Parlementaire d’Evaluation française ne pourra pas complètement échapper à la récupération partisane et à l’attaque politique.

 

🇺🇸 Manipulation des résultats à des fins partisanes

Se doter d’une agence parlementaire d’évaluation ne prémunit pas de la récupération partisane. Il suffit de suivre le Colbert Show et le Daily Show Jon Stewart pour s’en rendre compte! Holtz-Eakin, ancien directeur du CBO nous prévient, “Les deux parties utilisent le CBO — et je dis bien “utiliser”— dans tous les sens du terme”. Un exemple récent ? L’Affordable Care Act de 2010 dit “Obamacare” avait permis de réduire à un plus bas historique le nombre de personnes sans couverture maladie aux Etats-Unis (<5%). En 2014, un rapport du CBO notait que la mise en place de l’assurance-maladie aurait coûté 2 millions d’emplois. L’interprétation Républicaine a été de dire que l’assurance maladie n’encourage pas le travail et détruit des emplois. Le directeur du CBO d’alors Douglas Elmendorf a du préciser publiquement qu’en fait, certains travailleurs pourraient volontairement réduire leurs temps de travail ou prendre leurs retraite, parce que la réforme de l’assurance maladie les libéraient de la crainte de ne pas être assurés du tout. Le CBO a rectifié le tir mais le mal était fait. La récupération partisane du CBO était déjà en marche. “Deux millions d’emplois—voilà ce que coûte Obamacare” pouvait-on lire et entendre à travers le pays. Cet épisode a été tellement traumatisant qu’Alan Blinder, directeur assistant du Congressional Budget Office en 1975 n’hésite pas à écrire dans son dernier livre Advice and Dissent: Why America Suffers When Economics and Politics Collide : “le CBO a fait un cadeau aux Républicains”. En 2014, il avait même pris sa plume dans le Wall Street Journal pour expliquer les mécanismes économiques vertueux à l’oeuvre dans la réforme de l’assurance-maladie.

La bévue du CBO est-elle si étonnante? Les analystes du CBO ne sont-ils pas recrutés pour leurs compétences dans le domaine des finances publiques, plutôt que pour leur maitrise du jeu politique et médiatique ?

Alan Blinder a occupé ces 40 dernières années des postes de premier plan tant au CBO qu’à la Réserve fédérale ou à au sein de l’équivalent américain du Conseil d’Analyse Economique. Comme en écho aux mésaventures du CBO, il nous dépeint les économistes et les politiciens comme appartenant à des civilisations différentes qui ne communiquent pas très bien entre elles.

“La solution n’est pas d’amener les politiciens à agir comme des économistes. Tout d’abord, ils ne peuvent pas et ne veulent pas. Mais peut-être plus profondément, ils ne devraient pas le faire et pour de nombreuses raisons. Parmi celles-ci, rappelons-nous que les économistes privilégient l’efficience plutôt que l’équité (alors que les citoyens pensent le contraire). Un autre est que si les horizons temporels des politiciens sont trop courts, ceux des économistes sont trop longs”.

🇨🇦 Remise en cause de la légitimité de l’agence par le gouvernent

 

“A l’OCDE, ils m’ont dit que les Américains avaient la meilleure agence d’évaluation budgétaire au monde, pourquoi nous canadiens, ne pourrions-nous pas être les meilleurs dans 5 ans?” —Kevin Page

En mars 2008, Kevin Page, économiste et haut fonctionnaire canadien est nommé par le gouvernement Conservateur au poste de directeur de la nouvelle agence parlementaire d’évaluation. Cette innovation institutionnelle répond à une promesse de campagne. Lorsque qu’ils étaient dans l’opposition, les Conservateurs voulaient plus de moyens pour estimer les coûts des lois et examiner l’octroi des crédits ministériels. Le voisin états-unien avait déjà sauté le pas, alors pourquoi pas? Promesse tenue. Le Parlementary Budget Office est crée en 2006. “Pas croyable et peu fiable”. Quatre ans plus tard, c’est avec ces mots que le ministre des Finances Jim Flaherty accueille le dernier rapport du PBO. “J’ai choisi, le suicide professionnel”, c’est le bilan que pose Kevin Page sur son mandat.

Que s’est-il passé? Le parti Conservateur avait fait la promesse d’une agence parlementaire experte et indépendante sans être au pouvoir. Il avait désormais le contrôle du pouvoir exécutif. Le PBO et son directeur ont été progressivement délégitimés par le même gouvernement qui avaient permis la création de l’agence parlementaire d’évaluation. Pourquoi ?

En poursuivant la mission du PBO, Kevin Page a contesté le gouvernement sur plusieurs sujets. Parmi les sujets fâcheux— le coûts réels d’avions de chasse F-35Jusqu’ici tout va bien puisque le PBO fait autorité comme agence experte sur les questions de finances publiques. En fait, l’erreur de Kevin Page a été de conclure publiquement que puisque le coût des avions de chasses avaient été sous-estimés par le gouvernement, le gouvernement avait “induit les Canadiens en erreur”. La réponse du gouvernement? Tout au long de son manda, le PBO voit sa légitimité et sa crédibilité attaquées. Ses analyses sont remises en cause et les moyens humans et techniques dont l’institution dispose sont affaiblis.

Le malheureux Kevin Page finit son mandat tant bien que mal. Il n’est pas reconduit et décide de prendre sa retraite de la fonction publique… pour lancer son propre centre de recherche d’évaluations des politiques publiques — the Institute of Fiscal Studies and Democracy (sic) à l’Université d’Ottawa.

 

On comprend qu’il suffit de peu pour basculer du registre de l’expertise indépendante “les avions coûtent X plutôt que Y” à la politisation de l’agence “le gouvernement vous ment”.

🇫🇷 Nous avons besoin des sciences sociales

Si les agences parlementaires d’évaluation ne laissent rien au hasard pour rester objectives, non-partisanes et expertes, elles ne sont pas toujours à l’abri des récupérations partisanes et des attaques politiques. A Regards Croisés, nous sommes convaincus qu’il faut armer les citoyens et les décideurs d’une meilleure connaissance des conditions de naissance historiques et politiques d’autres agences parlementaires d’évaluations. D’ailleurs, Bruno Palier, politiste a ouvert son intervention au Printemps de Evaluation en remarquant qu’il est le seul non-économiste du colloque. Les politistes, sociologues et historiens n’auraient-ils rien à dire sur le sujet?

 

Références