Au lendemain des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, nous vous proposons une analyse du Plan Pauvreté et son annonce, qui décrit en profondeur les idées et pratiques qui sous tendent la politique sociale du gouvernement.
Edit du 11 décembre 2018
Cette analyse peut permettre, dans une certaine mesure, de donner un cadre général aux annonces du Président faites lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, en réponse au mouvement des “Gilets Jaunes”.
“Yours is the Earth and everything that’s in it,
And – which is more – you’ll be a Man, my son!”
Rudyard Kipling, If
« Tu seras un homme, mon fils ». Les derniers mots du poème de R. Kipling, placardés le 22 juin 1940 sur la porte du Musée de l’Homme par son fondateur Paul Rivet, anthropologue et futur résistant, résonnaient comme un défi à l’armistice signé par le maréchal Pétain. Haut lieu de lutte contre l’occupant nazi, laboratoire unique au monde associant recherche et vulgarisation des sciences humaines, le Musée de l’Homme demeure le symbole d’une certaine idée de la France, fière de sa tradition humaniste, de son refus de la fatalité et de son universalisme conquérant. C’est le cadre qu’a choisi Emmanuel Macron pour présenter, en septembre dernier, son très attendu “plan de lutte contre la pauvreté”, “révolution copernicienne” selon les mots de Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement. Si on peut déjà douter de la dimension révolutionnaire de ce plan, l’ambition copernicienne est bien présente : celle de remettre l’Homme au cœur des préoccupations de la République, suivant le projet kantien de replacer le sujet au centre de la connaissance1.
Le Musée de l’Homme: le symbole est fort et l’annonce claire. “Le scandale de la pauvreté” appelle à une transformation profonde et urgente du système actuel, qui ne pourra se réaliser sans un changement de regard porté sur ce phénomène. Car au-delà des chiffres et des statistiques, le chef de l’État insiste sur la nécessité de porter un “regard neuf” sur la pauvreté, en voyant à travers elle, les visages qui la composent et qui l’incarnent. Ce discours d’une heure et demie est structuré autour de deux piliers principaux : la prévention de la précarité et l’aide à l’insertion vers l’emploi. Sans prétendre dresser l’ensemble des mesures du plan ni discuter de leur éventuelle efficacité, nous souhaitons ici proposer une analyse de ce qu’il révèle de la vision macronienne de la pauvreté. “Visages”, “vie”, “cœur”, “combat”, “projet”, “emploi” : ces mots forts rythment, imprègnent et colorent le discours, que les sciences sociales permettent de déconstruire et d’éclairer. Quel(s) contour(s) pour quel(s) visage(s) ce plan dessine-t-il ?
“C’est Mozart qu’on assassine” : l’enfance, ou la prévention du mal
Pour Emmanuel Macron, le grand “scandale” de la pauvreté c’est qu’elle se reproduit. Sur ce point, les chiffres sont édifiants et le chef de l’État ne manque pas de les mentionner: “il faut cent-quatre-vingt ans à un enfant né pauvre pour espérer que les descendants de ses descendants accéderont aux classes moyennes”. C’est que la socialisation primaire conduit à l’intériorisation de dispositions qui sont elles-mêmes un obstacle à la sortie de la pauvreté. À ce titre, on notera que ce n’est pas le mot “pauvreté” qui arrive en tête des occurrences du discours mais bien “enfant”. On le voit, l’accent est mis sur la dimension préventive plutôt que réparatrice des mesures. Quarante-cinq minutes du discours sont dévolues à cette question, soit plus de sa moitié, révélateur du prisme choisi par Emmanuel Macron: le plan de lutte contre la pauvreté s’annonce d’abord comme un plan de lutte contre la reproduction de la pauvreté.
C’est ainsi à la “fatalité sociale” que s’attaque d’abord le président de la République, fatalité qui tient d’abord au caractère systémique de la pauvreté: certains individus cumulent les désavantages économiques et sociaux. La santé, le logement et l’éducation sont autant de domaines dans lesquels ces handicaps s’expriment et se renforcent mutuellement. La pauvreté est ainsi décrite comme un phénomène multidimensionnel, aux causes multiples et aux répercussions plurielles. Pour Emmanuel Macron, ce sont ces “détails”cumulatifs qu’il faut à la fois traiter comme un tout et corriger point par point. Dire que “la vie, c’est fait de détails”, est-ce une façon habile de justifier la petitesse des sommes allouées (8,5 milliards d’euros sur quatre ans) comparée à la démesure de l’ambition proclamée: éradiquer la pauvreté extrême en une génération ? D’autre part, appréhender la pauvreté comme un système n’est pas chose courante dans les sciences sociales, qui emploient plutôt l’expression de “système des inégalités”. En effet, la question de la pauvreté ne saurait être abordée sans traiter celle des inégalités, ne serait-ce que parce que la pauvreté est relative et qu’elle s’établit par rapport à ceux qui cumulent les avantages. Par exemple, l’INSEE utilise un seuil relatif (soixante pourcent du revenu médian) pour déterminer si une personne est pauvre ou non. Pourtant, la question des inégalités sociales et économiques est absente de l’ensemble du discours.
En creux, c’est une vision bien spécifique de la pauvreté que porte ce plan. Antithèse de la ligne pragmatique et humaniste que le président souhaite insuffler à son action, le mot “gâchis” souligne en creux deux fléaux: l’inefficacité et l’injustice. Conformément à la tradition rawlsienne (Justice as fairness), la pauvreté est perçue comme un processus, qui représente un frein à sa propre éradication, au sens où elle fausse la compétition entre les individus : prévenir la pauvreté reviendrait ainsi à rétablir l’égalité des opportunités, des “chances”, un terme martelé onze fois dans le discours. En effet, pour Emmanuel Macron, ce qu’il faut, c’est restaurer une compétition juste pour tous, sans nécessairement tenter de combattre les inégalités de situation. C’est ainsi que le peu de mention au concept d’inégalités peut être rendu plus compréhensible : on ne les évoque que lorsqu’elles sont le fruit d’un processus injuste, résultat de caractéristiques territoriales et familiales. Ces mesures qui visent la petite enfance (les fameux petits-déjeuners gratuits en sont l’emblème) s’inscrivent dans une tradition libérale qui prône la possibilité de relancer les dés à chaque génération. N’est pas évoquée la place du système scolaire dans le processus de dissimulation de la reproduction des inégalités sociales, et donc de leur légitimation. C’est que le Président semble bien convaincu que l’école républicaine peut et doit être une “carrière ouverte à tous les talents” permettant à chacun de choisir sa vie selon son mérite, d’être pleinement acteur et responsable de sa condition – « Tu seras un homme, mon fils. »
On peut dès lors difficilement ne pas mettre en regard ce discours avec les algarades du président de la République (“Je traverse la rue je vous en trouve” [du travail], “Vous n’allez pas me faire peur avec votre tee-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler”), si incontrôlées et informelles qu’elles soient. Parallèlement à ce discours, elles témoignent, dans un contexte d’énonciation différent, d’une même conviction profondément libérale, qui repose sur la responsabilisation de l’individu avec l’appui de l’État. Est-ce cela, le “paternalisme libéral” à la française ? On pense aussi à la métaphore de la randonnée qu’il file depuis la campagne présidentielle : “n’oublions pas les derniers de cordée”. Selon le président, le combat doit reposer sur deux principes, les deux jambes qui permettront au pauvre de se remettre debout et en marche : l’universalisme et la personnalisation. C’est ainsi que, pour lui, se dessine l’État-providence du XXIème siècle: instaurer un service national d’insertion et un revenu universel d’activité.
Le travail, grand rempart contre la pauvreté
Alors que “tant et tant de choses” pourraient encore être présentées pour évoquer la question cruciale de la prévention, Emmanuel Macron poursuit son combat en s’attaquant à un “deuxième pilier”, qui tiendra en fait l’ensemble de la suite du discours : le travail ou l’activité, promesse d’une dignité retrouvée.
Car Emmanuel Macron l’annonce clairement dans une longue anaphore introduisant ce deuxième chantier: le travail ne se réduit pas au revenu qu’il procure. Bien au contraire, c’est surtout parce qu’il “ouvre la porte à une vie sociale plus dense”, “parce qu’il donne une fierté” ou encore “parce qu’il permet l’émancipation” qu’il doit être largement préféré à toute autre solution d’assistance. En creux, c’est le cœur de sa perception de la pauvreté et des moyens à rassembler pour y mettre fin qui se dégagent : loin de n’être qu’un phénomène monétaire, la pauvreté s’apparente bien plutôt à un processus de “désaffiliation sociale” qui regroupe une multiplicité de dimensions. Cette approche n’est pas nouvelle et beaucoup de travaux s’y sont consacrés. On pense bien sûr à la célèbre et canonique enquête dirigée par P. Lazarsfeld sur les conséquences sociales du chômage dans une petite ville d’Autriche au début des années 1930 mais aussi, plus récemment, aux travaux de S. Paugam, R. Castel ou N. Duvoux, pour ne citer qu’eux. Essentiellement sociale, cette appréhension de la pauvreté fait l’impasse sur l’idée d’une augmentation des revenus de solidarité, “pognon de dingue” devenant tout naturellement une solution dépassée à contourner. Pour le chef de l’État, c’est clair: la sortie de la pauvreté ne pourra être pensée qu’à travers le travail.
Et c’est là que le bât blesse. En présentant le travail comme remède miracle contre la pauvreté, le discours d’Emmanuel Macron fait l’impasse sur toutes les discussions actuelles et brûlantes concernant les “travailleurs pauvres”. Les deux termes ne sont d’ailleurs jamais accolés et les mots “pénible” ou “difficile”, qui apparaissent respectivement une et trois fois dans le texte, jamais associés avec celui de travail. D’autres, comme “partiel” ou “intérim”, attendus dans un discours mêlant travail et pauvreté, ne sont pas même mentionnés. Finalement, c’est une vision univoque et très restreinte du travail qu’introduit le président dans son plan, sans en évoquer l’hétérogénéité ni les ambiguïtés. Car cette présentation du travail semble non seulement éloignée de la vieille pensée marxiste sur son caractère aliénant, que des réflexions nouvelles sur les transformations contemporaines du travail qui fleurissent dans le champ des sciences sociales: bullshit jobs, burn-out, mais également, précarisation, progrès technique biaisé et polarisation du marché du travail. En attendant que cet amoureux de la philosophie se replonge dans les écrits d’A. Arendt qui distingue “arbeiten” (travailler) et “werken” (œuvrer) pour appréhender la complexité du travail, soulignons combien cette vision incomplète du travail structure son plan de lutte contre la pauvreté autour de la thématique d’insertion. C’est en effet l’objet de la dernière partie de son discours : réinvestir le service national de l’insertion, “pour ceux qui veulent trouver une place par le travail et l’activité dans la société” et proposer un guichet unique tout en adaptant l’accompagnement “selon la vulnérabilité de chacun”. Cet accent mis sur la personnalisation de l’aide évoque l’affinité de la pensée macronienne avec le personnalisme, le courant d’idées et d’actions fondé par Emmanuel Mounier, dont fut proche Paul Ricoeur. On peut même s’étonner de ne pas voir le président citer son homonyme: “Tout travail consiste à faire un homme en même temps qu’une chose”.
La rénovation du système de minima sociaux : universalité ou unicité ?
La logique d’universalité constitue le troisième grand chantier du plan de lutte contre la pauvreté d’Emmanuel Macron. Alors que ce terme apparaissait porté jusqu’alors par Benoît Hamon, notamment lors de la campagne présidentielle 2017, on pourrait s’interroger sur la convergence des deux hommes concernant ce point. Les mots du fondateur du mouvement Génération.s sur cette annonce avortent l’idée de tout rapprochement. Pour ce dernier, la proposition du chef de l’État, loin d’être une avancée, s’apparente au contraire à un “recul”. Comment comprendre et analyser cette “révolution” annoncée du système des minima sociaux ?
Avant tout, et Emmanuel Macron le revendique lui-même, le revenu universel qu’il imagine est un revenu universel d’activité. Ce qu’il n’est pas, c’est un revenu universel d’existence. Autrement dit, le “nouveau modèle” esquissé ici repose sur le principe très ancien et toujours en pratique, de la conditionnalité à l’activité. Une fois encore, l’emploi occupe une place primordiale dans son annonce de plan, cœur de sa politique de lutte contre la pauvreté et fil directeur de son discours. Les minima sociaux doivent en effet, et selon ses mots, “permettre le retour à l’emploi” grâce à un système de contreparties aux droits. Parmi elles, la signature d’un contrat d’engagement et de responsabilité réciproque et l’obligation pour les signataires de s’inscrire dans un parcours d’insertion. Révolutionnaire ? On pourra en douter, à regarder de plus près le système actuel des prestations sociales, qui prévoit déjà ces deux contreparties. La proposition s’apparente en réalité à un prolongement de mesures déjà annoncées, souvent déjà pratiquées. Le projet n’est pas neuf et le peu de temps accordé à sa présentation, quinze minutes à peine, est là pour souligner la petitesse du grand chantier promis.
Surtout, la conditionnalité à l’activité de ce revenu semble mettre à mal son universalité, pourtant érigée en principe novateur. Deux expressions relatives aux devoirs en contrepartie des droits sont, à ce titre, particulièrement problématiques. La première stipule que “chacun s’efforce réellement de retrouver un emploi” tandis que la seconde introduit l’impossibilité, pour le bénéficiaire des minima sociaux, de “refuser plus de deux offres raisonnables d’emploi”, cette dernière étant déjà en application pour les chômeurs. Chacune de ces propositions est en fait structurée par des termes flous et imprécis, laissant la porte grande ouverte à l’interprétation. À partir de quand peut-on juger qu’un l’individu n’a pas “réellement” essayé de retrouver un emploi ? Qu’appelle-t-on une offre “raisonnable” d’emploi ? Ainsi, il apparaît rapidement que ces principes laissent en réalité une grande marge de manœuvre aux travailleurs sociaux, dans leur compréhension et dans leur application. Leur pouvoir discrétionnaire n’en serait par là que renforcé, allant à l’encontre même de la garantie d’un traitement égal de tous. Finalement, on peut se demander si cette universalité revendiquée ne sert qu’à habiller une simplification des aides sociales, allant plutôt vers l’unicité de celles-ci.
« Ne plus oublier personne » ?
Le discours d’Emmanuel Macron se présente ainsi comme résolument tourné vers l’avenir, en plaçant son espoir en ceux qui peuvent encore échapper à la fatalité sociale, et en prétendant refonder l’État-providence du XXIe siècle. Plusieurs visages de la pauvreté sont ainsi dessinés. Parmi eux, l’enfant qui n’est pas soigné et ne mange pas avant d’aller à l’école, le jeune de vingt ans qui grossit les rangs des NEET2, la femme d’âge mûr au RSA depuis cinq ans. D’autres sont à peine esquissés: le retraité et le travailleur pauvre. Ce n’est pas un hasard. Si son discours se permet de faire l’économie de ces figures, on peut s’attendre à ce que ces économies se retrouvent dans les mesures prévues par son gouvernement. C’est en tout cas ce qu’ont mis au jour l’IPP et le CEPREMAP en évaluant l’impact des réformes fiscales sur le pouvoir d’achat des ménages: les retraités, par exemple, voient presque tous leur pouvoir d’achat rogné.
Derrière ces visages oubliés, des sujets sacrifiés: le rôle de l’école dans la légitimation des inégalités, les transformations contemporaines du travail, ou encore les liens entre pauvreté et marché du crédit. Parmi eux, celui de l’accroissement des inégalités est criant. Les travaux de l’IPP signalent une croissance extravagante du niveau de vie du dernier centile. Si Emmanuel Macron affiche l’ambition de “faire plus pour ceux qui ont moins”, on lui rappellera qu’il ne suffit pas d’adapter un slogan rawlsien pour obtenir un optimum de Pareto.
par Etienne de l’Estoile et Julie Oudot – 23 novembre 2018
Pour aller plus loin :
Le texte du discours : http://www.elysee.fr/declarations/article/transcription-de-la-presentation-par-le-president-de-la-republique-de-la-strategie-nationale-de-prevention-de-lutte-contre-la-pauvrete/
Arendt H. (1938), Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket Agora, Paris
Duvoux N. (2017/1 n°20), “Les politiques de lutte contre la pauvreté” , Regards croisés sur l’économie, pp. 26-34
[https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2017-1-page-26.htm]
Kant E. (1781), Critique de la raison pure, PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie contemporaine »
L’Horty Y. (2008/2 n°4), “Pourquoi le travail ne protège plus de la pauvreté”, Regards croisés sur l’économie, pp. 107-114. [https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2.htm-page-107.htm]
Lazarsfeld P., Jahoda M., Zeisel H. (1933), Les Chômeurs de Marienthal, Editions de Minuit, coll. “Documents”, 144p.
Merle, P. (2015), « L’école française, démocratique ou élitiste ? », Blog La vie des idées
[https://laviedesidees.fr/L-ecole-francaise-democratique-ou-elitiste.html]
Palier B. (2008/2 n°4), “Du welfare au workfare : les transformations des politiques de lutte contre la pauvreté”, Regards croisés sur l’économie, pp. 162-168. [https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2.htm-page-162.htm]
Péron M. (2018), “Réformes Fiscales et Budget 2019 : Les pauvres y perdent, les riches y gagnent “, Blog Alternatives Economiques de la revue Regards croisés sur l’économie [https://blogs.alternatives-economiques.fr/rcerevue/2018/10/15/reformes-fiscales-et-budget-2019-les-pauvres-y-perdent-les-riches-y-gagnent]
Sunstein C. R. et Thaler R. H. , (2003) “Libertarian Paternalism”, American Economic Review, vol 93, n°2, may, pp175–179
Winan P. (2008/2 n°4), “L’allocation universelle : outil de lutte contre la pauvreté ?”, in Regards Croisés sur l’Économie, pp. 213-214 [https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2008-2.htm-page-213.htm]