Les emplois étudiants sont-ils, comme on l’entend souvent, une expérience professionnelle formatrice et une initiation aux réalités du monde du travail, ou au contraire une entrave aux études, un apprentissage précoce de la précarité et le reflet des inégalités sociales dans le monde étudiant ? Dans son enquête quantitative et qualitative, Vanessa Pinto semble répondre : « les deux à la fois ». S’il est vrai que certains emplois peuvent constituer un espace de socialisation professionnelle, qu’ils permettent aux étudiants de découvrir la valeur de leurs ressources et de leurs titres ou d’élargir l’espace des possibles, les nombreux entretiens qu’elle a menés dans la partie ethnographique de son enquête montrent que pour une bonne partie d’entre eux, notamment lorsque l’activité n’a que peu de rapport avec la nature des études, comme dans la restauration rapide, la double occupation induit des effets d’« incohérence statutaire, caractérisée par des difficultés d’organisation et des problèmes de définition de soi ». C’est ainsi que sont engendrées ou renforcées les inégalités au sein de la jeunesse étudiante, en particulier dans le rapport au temps et à l’avenir.

Le phénomène a une véritable ampleur, il concerne en gros la moitié des étudiants, lesquels déclarent selon une enquête récente de l’Observatoire de la vie étudiante avoir exercé au moins une activité rémunérée en cours d’année universitaire et 58% avoir travaillé au cours de leur dernières vacances d’été. Malgré l’augmentation constante du nombre d’inscrits dans l’enseignement supérieur, passé de 100 000 en 1945 à 2,3 millions aujourd’hui, cette proportion est restée relativement stable. Les chiffres révèlent aussi l’impact des inégalités sociales. Parmi les jeunes âgés de 21 ans, 70% des fils et 80% des filles de cadre sont étudiants, contre 27% des fils et 30% des filles d’ouvriers. Tous âges confondus, l’exercice d’une activité non liée aux études concerne 37% des fils et 41% des filles de cadres, contre 46% des fils et surtout 63% des filles d’ouvriers. Et d’après l’UNEF, le salariat étudiant augmente de 40% le taux d’échec, sans surprise il constituerait la première cause de l’absentéisme en cours et aux examens.

Une autre variable influe sur le choix des emplois étudiants, c’est celle de la nature des études, « variable synthétique dans laquelle – je cite – se réfractent celles de l’origine sociale, du sexe, du parcours scolaire, des usages du temps et du rapport à l’avenir ». La sociologue distingue trois pôles : les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles et les étudiants de la filière santé qui n’exercent que rarement des emplois et de plus très occasionnels comme le baby-sitting ou les cours particuliers les étudiants de la filière lettres et sciences humaines qui exercent souvent des activités non liées à leurs études et de manière intensive – dans la restauration rapide, l’animation socio-culturelle ou les plates-formes téléphoniques des centres d’appels – et enfin les étudiants des écoles de commerce ou d’ingénieurs, des IUFM ou des IUT qui exercent fréquemment des activités liées à leurs études, notamment en stages rémunérés ou pas. D’une manière générale, les employeurs apprécient cette main d’œuvre éminemment flexible et peu rémunérée, illustrant le constat de Marx dans Le Capital d’une « armée de réserve industrielle ou tertiaire qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais ».

« Dans cette zone floue des emplois étudiants, les enfants d’ouvriers comme les enfants de cadre peuvent avoir l’impression de vivre une sorte de moratoire en échappant, au moins temporairement, aux classements sociaux » avance l’auteure. Pour ceux qui travaillent dans la restauration rapide, l’illusion est de courte durée. Face à une activité fréquemment désignée comme un « boulot de merde », où certaines tâches comme le nettoyage des toilettes ou vider les poubelles sont ressenties comme foncièrement dégradantes, les étudiants revendiquent haut et fort la distance entre « ce qu’ils font et ce qu’ils sont ». Un apprentissage de la dignité contre vents et marées qui peut se révéler utile à terme, lorsque l’enlisement dans l’activité professionnelle se prolonge au détriment des études et de l’ascension sociale, une expérience acquise malgré les obstacles à l’engagement syndical.

Ecouter l’émission sur France Culture